Jean-Claude Grumberg
(In Sortie de théâtre, Actes Sud-Papiers, 2000)
« “On” est né aussitôt “On” fut classé youtre, youpin, youvence, alors “On” a dû cacher son nez, changer son nom, coincer son zizi dans des langes, passer la ligne en fraude bardé de faux papiers de baptême identitaire, puis “On” a attendu que ça se tasse… c’est drôle non ce que cette histoire de con aura pu préoccuper “On” tout le long, le long de sa vie de “On”… après “On” a été à l’école, comme les autres, appris à lire Les Pieds nickelés, à écrire, profession du père : déporté. Pui “On” a quitté l’école et, très fier, “On” a appris le métier de tailleur.
Mais “On” était pas doué, bien que fils et petit-fils de tailleurs, garantis clandestins sans papiers, disparus qui plus est, ratatinés, ratiboisés quelque part ailleurs avec pleines d’autres tailleurs pour hommes dames et enfants, “On” a jamais été foutu, malgré les lois héréditaires, de couper, ni de monter, ni de faire une belle poche passepoilée.
“On” était désespéré, à ce métier « “On” ne pouvait se faire – faire et défaire c’est toujours travailler mais c’est pas payé pareil. Alors «On” a fait du théâtre, par hasard comme “On” a tout fait – pour fuir le métier de ses pères, tous tailleurs, apiéceurs, rapiéceurs…
D’abord “On” a appris à jouer, “On” s’est pris pour un acteur, “On” a eu la folie des grandeurs, seulement personne n’y a cru, alors “On” a eu beaucoup de temps libre, alors “On” a écrit des pièces, des courtes, des longues, et à la longue “On” a été joué. Et “On” a eu du succès, “On” a bien supporté, “On” était très bien préparé à l’échec, le succès a pris “On” de court et puis peu à peu l’a aigri. “On” s’est senti perdu.
Alors pour retrouver ses père et mère “On” a écrit une pièce et “On” l’a jouée, “On” y était un patron d’un atelier de confection, “On” a eu encore du succès, “On” a très mal supporté ça, “On” en est tombé malade alors “On” s’est soigné, pendant qu’on se soignait «On” a pas vu le temps passer, “On” a vieilli, tout a filé… “On” peut pas dire qu’on s’est beaucoup marré mais “On” s’est pas trop fait chier non plus.
“On” a encore écrit, “On” a relu beaucoup, en fait “On” a très peu écrit, “On” a pas eu le temps, vraiment trop préoccupé, absorbé, obnubilé par cette histoire de “On” youtre, youpin, youvence, «On” est devenu, cahin-caha, un vieux garçon, apeuré et braillard écrivain français de son état…
“On” a écrit ça, contraint et forcé, comme “On” a écrit tout le reste : comme “On” a pu… »