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Gabriel Naudé (1600-1653)

par Marie-France Blanquet,
[février 2009]

Mots clés : bibliothéconomie, Naudé, Gabriel : 1600-1653

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GABRIEL NAUDE

Médecin, philosophe mais surtout bibliothécaire, Gabriel Naudé est connu par ses contemporains pour son amour des livres et de la littérature. Le président Henri de Mesme (président à mortier au Parlement de Paris) lui confie la direction de sa bibliothèque. Trop occupé par ses études, il décline l’offre mais rédige à l’attention de ce président un : Advis pour dresser une bibliothèque [1],  premier « manuel » de bibliothéconomie où il parle de bibliothèque universelle. Pour la première fois, un savant prétend que les bibliothèques ne sont pas faites uniquement pour les savants, les élites, les érudits et les bibliophiles.
G. Naudé passe sa vie dans les livres, classant ceux qu’il a, guettant, comme un moderne veilleur, ceux qu’il n’a pas. Il écrit beaucoup et est considéré comme un des hommes les plus savants de son temps. Par ailleurs, il met en place un réseau de connaissances qui l’entraîne à émettre des correspondances avec de nombreux philosophes, érudits et savants de son époque.

La vie remplie de livres d’un « libertin sulfureux »

1600 : Naissance de Gabriel Naudé au début du mois de février à Paris d’un père qui tient un petit office au  bureau des finances (administration financière de l’Ancien régime) et d’une mère analphabète !
Il suit des études de littérature et de philosophie dans différents établissements parisiens. Il obtient le titre de maître ès arts et son entourage l’incite à obtenir le titre de docteur en théologie pour sortir de sa très modeste condition sociale. Mais Naudé préfère la médecine.

1620 : Il publie à ses frais Le Marfore ou Discours contre les libelles [2]. Il y prend la défense du connétable de Luynes contre les pamphlets qui l’attaquent.

1625 : Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie est occasion pour dénoncer les stéréotypes et les erreurs dans lesquels des historiens et des démonographes peuvent entraîner leurs lecteurs dans un objectif de manipulation [3].

1627 : Edition du célèbre Advis pour dresser une bibliothèque, premier traité français de bibliothéconomie qui préfigure clairement la bibliothèque moderne née de la Révolution française. Ce livre de conseils fait sortir l’art de la bibliothèque sur la place publique. Ce qui n’est que l’apanage des puissants, des élites, marque de prestige devient, enfin, objet de discussion pour permettre le partage, l’accès pour tous à l’information. N’est-ce pas là, la demande de tous les enseignants documentalistes ?
Il forme la Tétrade, foyer de libertinage érudit où l’on débat  essentiellement de philosophie.

1628 : Le cardinal de Bagni le choisit comme bibliothécaire et l’emmène à Rome.

1631 : Sa bibliothèque personnelle comprend déjà quelque 2500 volumes, ce qui est énorme dans le contexte de la production manuscrite ou imprimée de l’époque. Elle est remarquable par son ampleur mais aussi par sa diversité disant la curiosité universelle de ce bibliothécaire malgré lui. Elle contient des ouvrages très divers portant sur la médecine, la religion, la philosophie où domine Aristote [4] (voir infra Bibliothèque personnelle).

1633 : La  publication de Bibliographia politica confirme les préoccupations politiques de ce disciple de Machiavel, approbateur de la Saint-Barthélemy et théoricien de la raison d’Etat [5].

1642 : Richelieu le rappelle à Paris.

1643-1651 : Il est attaché au service de Mazarin et crée le noyau de livres et de manuscrits rares et précieux  de l’actuelle bibliothèque Mazarine.

1649-1650 : Il publie sous le nom de Mascurat (voir infra), un ouvrage sur Mazarin « où la science s’allie au bon sens, à l’esprit et à la gaité (sic) ». Cet ouvrage est consulté et souvent cité par ses contemporains [6].

1651 : C’est l’heure de la Fronde et un arrêt du Parlement ordonne la vente de la bibliothèque du cardinal Mazarin, une des plus importantes d’Europe, composée par l’action de Naudé de plus de 40 000 volumes. De ce pillage, Naudé ne sauve que quelques 3000 ouvrages.

1652 : La reine Christine de Suède lui propose la direction de sa bibliothèque à Stockholm. Il y part le cœur navré par la vente de la bibliothèque de Mazarin qui représente l’œuvre de sa vie.

1653 : G. Naudé ne supporte pas le froid polaire de ce pays. Il meurt sur le chemin du retour à l’âge de 53 ans. 

Une oeuvre en mots clés

  • Advis  pour dresser une bibliothèque Son œuvre centrale pose de façon exhaustive et pertinente toutes les questions récapitulées dans la structure qu’il donne à son texte composé de neuf chapitres aux intitulés très explicites :
    Chapitre 1 - on doit estre curieux de dresser des bibliothèques, et pourquoy.
    Chapitre 2 - la façon de s'instruire et sçavoir comme il faut dresser une bibliotheque.
    Chapitre 3 - la quantité de livres qu'il y faut mettre.
    Chapitre 4 - de quelle qualité et condition ils doivent estre.
    Chapitre 5 - par quels moyens on les peut recouvrer.
    Chapitre 6 - la disposition du lieu où on les doit garder.
    Chapitre 7 - l'ordre qu' il convient leur donner.
    Chapitre 8 - l'ornement et la décoration que l'on y doit apporter.
    Chapitre 9 - quel doit estre le but principal de cette bibliothèque.
    Ce livre présente quelques difficultés de lecture car il est écrit en vieux français mais aussi et surtout parce qu’il fait d’abondantes références à des auteurs, à des faits et à des personnages de l’actualité d’alors, qui sont aujourd’hui oubliés. Mais il mérite malgré tout d’être lu pour ses idées si modernes et si humanistes [1].
  • Auteur G.Naudé est très élogieux vis-à-vis de ces grands hommes qui n’épargnent ni leur temps ni leur veille pour « nous laisser les plus vifs traicts de ce qui estoit le plus excellent entre eux » [1]. Ils méritent l’ouverture de « belles et magnifiques bibliothèques ». Pour lui, les auteurs à retenir dans une bibliothèque ne peuvent être que grands. C’est pourquoi la bibliothèque qui les rassemble se doit d’être représentative de tous quels que soient leurs nationalités et leur lieu de vie. Une bibliothèque se doit de représenter « tout ce qui est, qui fut, et qui peut estre en terre, en mer, au plus caché des cieux ». Cependant le concept d’auteur sous la plume de Naudé recouvre beaucoup de monde. Une bibliothèque doit ainsi posséder les œuvres des auteurs, surtout les auteurs prolixes, mais aussi celles de leurs biographes, de leurs commentateurs. Il faut aussi avoir leurs œuvres dans leur langue d’origine avec, en plus, pour ceux qui ne connaissent pas cette langue, des traductions et donc des traducteurs. Mais une bibliothèque doit aussi ouvrir ses portes aux contradicteurs, voire même à ceux qui « ont fait profession de renverser toutes les sciences ». G. Naudé enrichit ses propos de multiples exemples, tels Paracelse ou Pic de la Mirande.
  • Beau livre Naudé récuse l’objet de luxe que peut être un livre. Il lui donne un objectif unique qui passe par le contenu. Alors, nul besoin pour les livres d’avoir des reliures et des ornements qui entraînent un prix plus lourd. Avant l’heure, Naudé plaide pour le livre de poche puisque seuls comptent les contenus. « La relieure n’est rien qu’un accident et maniere de paroistre ». De plus, la couverture risque d’induire en erreur par sa beauté, l’acheteur d’un livre. Ainsi : « il est bien plus utile et necessaire d’avoir, par exemple, grande quantité de livres fort bien reliez à l’ordinaire, que d’en avoir seulement plein quelque petite chambre ou cabinet de lavez, dorez, reglez, et enrichis avec toute sorte de mignardise, de luxe et de superfluité » [1].
  • Bibliothécaire ou conseiller-bibliographe Il donne ses lettres de noblesse à ce métier en le sortant du statut d’obscur employé d’un mécène moyennant services et compétences. Il en fait un spécialiste du document et lui donne une place centrale, dans sa facette technique en tant que professionnel de l’information mais aussi, dans sa facette sociale dans ses responsabilités politiques.
    Dresser une bibliothèque réclame une solide formation, de l’ordre et de la méthode. Cela exige savoir et savoir-faire. Le bibliothécaire devient le principal intermédiaire entre la masse d’informations et les décideurs, mais aussi tous les publics à qui sont destinées les bibliothèques (on parlerait aujourd’hui de médiateur !). Tout bibliothécaire est donc bibliographe, unique médiateur entre savoir et action. Naudé décrit avec beaucoup de minutie l’art de bien gouverner une bibliothèque et celui d’acquérir, de gérer et de conserver les collections d’ouvrages ; cela tant du point de vue bibliothéconomique qu’architectural.  Il donne, de plus, à ce professionnel une fonction pédagogique sous-tendu par les modalités différentes de penser et de classer le livre.
    Par ailleurs, Naudé théorise sa fonction en en faisant un conseiller. Le bibliothécaire doit être apte à participer aux débats intellectuels décisifs de son époque, grâce au choix des livres qui comptent. Il devient donc conseiller du prince ! Naudé montre que le seul homme digne d’être un conseiller ne doit appartenir à aucune classe et que personne, mieux que le bibliothécaire, n’est capable de comprendre tous les points de vue et d’avoir une « disposition d’esprit toujours égale en soi, ferme, stable, héroïque, capable de tout voir, tout ouïr, et tout faire, sans se troubler, sans se perdre, sans s’étonner » [1]. Il fait du bibliothécaire un homme libre et universel.
    Il rappelle que Richelieu «  a été tiré du fond de sa bibliothèque pour gouverner la France ».
    Homo bibliothecus, homo democraticus ? interroge R. Damien pour souligner la fortune des idées de Naudé dans le contexte de l’Encyclopédie et de la Révolution qui en appelleront à « un sujet politique, instruit et maître de ces décisions informées » ; ce que l’on désigne aujourd’hui sous l’intitulé de citoyen autonome, critique et averti. [7]
  • Bibliothèque universelle et publique. « Elle sera ouverte à tout le monde sans excepter âme vivante ».
    G. Naudé désire transformer la bibliothèque en une machine culturelle où l’Etat, dégagé de l’omnipotence de la Bible comme seule source de l’action, pourrait trouver les bases scientifiques d’une lecture non exempte d’une volonté de transformation de la réalité. Elle a pour objectif premier de conserver le patrimoine en le centralisant dans un lieu adapté. Mais elle a aussi pour objectif le partage. Naudé insiste beaucoup sur le rôle politique que peut avoir une bibliothèque. Elle peut devenir un instrument politique qui peut servir les dictatures autant que les démocraties, d’où la nécessité d’y réfléchir avec force et prudence et d’en bien user.
  • Bibliothèque Mazarine Il en est le premier bibliothécaire. En dix ans, il  réunit quarante mille volumes et de nombreux manuscrits. Il persuade Mazarin de ne pas garder pour lui seul ses volumes, mais de permettre à quiconque voudrait les consulter de le faire. En ce sens, cette bibliothèque devient la première bibliothèque ouverte au public en France. C’est chose rare et révolutionnaire puisqu’en Europe, il n’existe à cette date que trois bibliothèques publiques : L’Ambroisienne fondée à Milan par le cardinal Borromée en 1608 ; la Bodleienne ouverte en 1612 à Oxford et la bibliothèque Angélique fondée à Rome en 1620 par Angelo Rocca. Naudé en nomme d’autres dans son texte en émettant le souhait que la bibliothèque Mazarine devienne aussi célèbre que ces riches bibliothèques.
    « Il n'y avait aucun moyen plus honnête et assuré pour s'acquérir une grande renommée parmi les peuples que de dresser de belles et magnifiques bibliothèques pour les consacrer à l'usage du public ».
  • Bibliothèque personnelle de Naudé. Le catalogue de la bibliothèque personnelle de Naudé a fait l’objet d’une étude menée par Estelle Bœuf [4] qui permet de mieux cerner la personnalité et l’œuvre de cet érudit. Cette bibliothèque surprend par son importance quantitative puisque sur la fin de sa vie, Naudé possède plus de 8000 volumes. Un certain nombre d’entre eux sont conservés aujourd’hui à la bibliothèque Mazarine et à la bibliothèque Saint-Geneviève. Elle est constituée par des livres en latin publiés dans la seconde moitié du XVIe siècle. La médecine domine avec la botanique et la zoologie. Viennent ensuite des livres sur la philosophie, la politique et l’histoire. Peu de livres portent sur la littérature et la théologie.
    Tous ces livres témoignent de la curiosité intellectuelle de Naudé pour les sciences mais aussi ses engagements intellectuels et son intérêt pour les traditions hétérodoxes. Naudé aime les polémiques ainsi que les livres interdits, mais aussi la démonologie et les histoires de possession. Il s’intéresse aussi à ce qui se rapporte à la sorcellerie et la lycanthropie
    Par contre la façon dont est rangée la bibliothèque de ce bibliothécaire mérite le détour : les lieux où sont rangés les livres sont ainsi décrits par Naudé : « petite armoire attachée à la cheminée près du lict… armoires de dessus de la cheminée… livres de derrière… » [1].
  • Budget Très sensible aux problématiques liées à l’argent, Naudé multiplie les recommandations pour que le bibliothécaire constitue des collections avec un budget moindre. Il conseille, par exemple, de s’approvisionner chez les bouquinistes, de susciter des dons, des échanges. Le bibliothécaire doit faire preuve d’imagination pour alimenter gratuitement ou à moindre frais son fonds. Cela lui vaut  le qualificatif « d’érudit économe ». Il se fait, en effet,  remarquer par ses contemporains pour sa capacité à « rassembler une collection importante à peu de frais en dénichant des livres rares et précieux négligés des librairies ou se faisant une politique délibérée d’ignorer les « beaux livres », illustrés ou richement reliés [8].
  • Catalogue Ces documents permettent de lutter contre l’oubli, afin que les livres et leurs auteurs ne soient « ensevelis dans un perpétuel silence ». Naudé montre bien que les catalogues ont pour objectif de dresser des inventaires, de dire les lieux, les temps, la forme des livres. Le catalogue est un outil indispensable, permettant une perception globale du fonds et une facilitation du travail intellectuel. Il se doit d’être organisé de façon thématique plutôt qu’alphabétique (mélange des genres) en respectant l’ordre naturel des Facultés [Voir Classification]. Dans les éléments de catalogage retenus, le champ auteur est impérativement obligatoire mais le lieu et le nom de l’éditeur paraissent très secondaires pour Naudé.
    Ils permettent d’organiser des prêts grâce aux copies que l’on peut en faire. Avant l’heure, Naudé a l’intuition de ce qu’aujourd’hui on désigne sous le terme de catalogue collectif, en proposant aux bibliothécaires d’échanger leurs catalogues afin de connaître leurs fonds respectifs. Lui-même recopie et fait circuler les catalogues de la bibliothèque Mazarine et de sa bibliothèque personnelle. C’est cette initiative qui fait que l’on connaît aujourd’hui les fonds qu’il a créés et gérés.
  • Censure G. Naudé part plusieurs fois en guerre dans l’ensemble de ses écrits contre tous les censeurs. Il faut se rappeler l’importance de l’Eglise catholique de son époque [voir Laïcité]. Il possède, dans sa collection de livres, un nombre important d’entre eux mis à l’Index.
  • Classification L’ordre et la disposition des livres doivent répondre aux attentes des lecteurs. Naudé préconise de les présenter suivant « leurs diverses matières ou en telle autre façon qu’on les puisse trouver facilement et à point nommé ». Bizarrement, Naudé utilise l’image des armées aux hommes bien rangés en divers quartiers pour dire l’importance du classement dans une bibliothèque. Il rappelle des classifications au goût largement désuet : morale, sciences et dévotion ! et propose une classification plus « naturelle » comportant les classes suivantes: théologie, médecine, jurisprudence, histoire, philosophie, mathématiques, humanités «  et autres ». Il suggère, en outre, que ces classes fassent l’objet de subdivisions et donne de multiples et savoureux exemples qui permettent au lecteur de 2009 de mesurer le poids des textes religieux. Il faut mettre les Bibles, puis les conciles, les synodes
  • Collection : quantité ou qualité ? Une bibliothèque doit-elle être célèbre par la quantité des livres qui la compose ou par leur qualité ? Si son créateur est obnubilé par la quantité et ne se préoccupe que d’amasser des livres par orgueil, pour les montrer et non pour les lire, alors la bibliothèque perd toute sa valeur. Si, au contraire, il amasse les livres pour les lire, ou pour permettre à ses visiteurs de trouver ce qu’ils cherchent,  alors sa bibliothèque doit être la plus ample possible. « C’est pourquoi, j’estimeray  tousjours qu’il est très à propos de recueillir, pour cet effect toutes sortes de livres puis qu’une bibliothèque dressée pour l’usage du public doit estre universelle, et qu’elle ne peut pas estre si elle ne contient tous les principaux autheurs qui ont escrit sur la grande diversité des sujets particuliers, et principalement sur tous les arts et sciences, desquels si on vient à considérer le grand nombre dans le panepistemon d’Ange Politian… » [1].
  • Conservation Le principe est simple pour Naudé : Pas de désherbage. Tous les livres méritent d’être conservés « sans permettre qu’aucun se perde ou deperisse en aucune façon ». Par ailleurs, il faut continuer toujours d'en acquérir. Mais le plus difficile est bien la conservation : « Ce n’estoit pas une moindre vertu de bien conserver que d’acquerir ». L’accumulation des livres est occasion pour son collectionneur de témoigner de son amour des livres et d’entraîner ceux qui le considèrent dans cet amour de la lecture, à lire. C’est pourquoi toutes bibliothèques doivent être ouvertes à tous les publics. Et surtout, ces livres doivent devenir des liens entre les personnes dans ce partage. Sans le savoir, G. Naudé invente le « book-crossing ».
  • Consultation et présentation des livres Parce qu’il pense à tout, Naudé pense aussi au lecteur appelé à extraire des livres d’une pile. Il donne tout un ensemble de conseils très pratiques et précis pour faciliter la consultation.
    « L’on pourrait éviter un peu de peine en ne pressant point les livres, ou en laissant quelque peu de place à l’extremité des tablettes ou des lieux où finit chaque faculté… ». Naudé propose d’exposer de façon « consultable » les nouvelles acquisitions (six mois) avant de les ranger avec les autres avec ce, qu’on appelle aujourd'hui une « cote », pour les localiser et les retrouver au mieux en fonction des demandes des lecteurs.
  • Décoration d’une bibliothèque Naudé prêche l’économie : économie sur les reliures des livres mais économie également sur la décoration. Les statues ne sont pas indispensables à l’acte de lecture. Par contre, les portraits des auteurs peuvent inciter à vouloir les lire mais il est inutile de les couvrir d’or. Le luxe n’est pas de mise !
  • Esprit critique G. Naudé défend l’idée que les auteurs rassemblés dans une bibliothèque par l’intermédiaire de leurs œuvres permettent de s’ouvrir sur le monde, d’acquérir des connaissances mais surtout de « se délivrer de la servitude et esclavage de certaines opinions qui nous font régler et parler de toutes choses à notre fantaisie »[1]. Pour lui, tout livre, dûment sélectionné par le bibliothécaire, doit permettre à chacun d’augmenter ses connaissances, lui permettre de réfléchir et d’en tirer partie pour s’enrichir et avoir un esprit ouvert
  • Généralités G.Naudé recommande à toutes les bibliothèques de posséder des documents que nos classifications encyclopédiques comprennent dans la classe des généralités. « Il ne faut pas oublier toutes sortes de lieux communs, dictionnaires, meslanges, diverses leçons, livres de sentences, et telles autres sortes de répertoires, parce que c’est autant de chemin fait et de matière préparée pour ceux qui ont l’industrie d’en user avec advantage… ». Naudé raconte qu’un de ses ami érudit possède plus de cinquante sortes de dictionnaires, qu’il consulte souvent. Et un jour devant lui : « il eut incontinent recours à l’un de ces dictionnaires, et transcrivit d’iceluy plus d’une page d’escriture sur la marge dudit livre »[1]. Naudé caractérise ces documents comme des documents grandement utiles et nécessaires.
  • Gratuité L’intérêt d’une bibliothèque, c’est de permettre à tout le monde d’avoir accès à des documents que son budget ne lui permet pas d’acquérir. « Ils tirent apres eux une grande epargne, estant certain qu’il ne faut pas tant de testons pour les acheter, qu’il faudrait d’escus on voulait avoir separément tous ceux qu’ils contiennent »[1].
  • Gros et petits livres Naudé part en guerre contre ceux qui n’estiment les livres qu’au prix et à la grosseur et qui se vantent d’avoir tel ou tel document en x volumes prouvant ainsi indirectement son érudition. Naudé fait, au contraire, l’éloge des petits livrets et recommandent aux bibliothécaires d’en ramasser une infinité parce qu’ils sont plus faciles à lire et donc peuvent encourager l’acte de lecture. Il parle de contentement à les lire contre : « ces rudes et pesantes masses indigestes ». Naudé cite les opuscules de saint Augustin, les morales de Plutarque… [1]
  • Implantation d’une bibliothèque Soucieux de toutes les problématiques G. Naudé parle de l’installation des bibliothèques avec des mots très modernes. Le lieu idéal doit être loin du bruit et du tracas. Il faut l’implanter : « s’il est possible entre quelque grande court et un beau jardin où elle ait son jour libre, ses veuês bien estendües et agréables, son air pur... (Pas d’odeur de cuisine, par exemple) ». Le bâtiment doit être sans aucune « disgrace ou incommodité manifeste ». Rien ne doit distraire le lecteur.
    Naudé donne ainsi toute une série de recommandations sur l’architecture, la décoration, sur le chauffage, l’éclairage. De nombreux architectes contemporains devraient lire Naudé sur ce point qui propose que le lecteur ait un éclairage adapté et non le livre comme dans certaines de nos bibliothèques ! Ceci en veillant à la disposition des fenêtres, des tables de travail…
  • Laïcité L’Etat doit se dégager de l’influence de l’Eglise. Naudé est un défenseur ardent de la raison d’Etat contre les raisons d’Eglise. Il plaide constamment pour la laïcité et voit dans l’accumulation des savoirs, l’instrument d’une connaissance critique et l’origine d’un conseil politique assurant la permanence du pouvoir (y compris par le coup d’Etat). A cet égard, la bibliothèque doit regrouper les connaissances du passé de la façon la plus ouverte et exhaustive possible. En prônant une bibliothèque universelle et publique, Naudé lutte contre la bibliothèque jésuitique sélective et contre la bibliothèque privée dédiée à l’utilisation égoïste et solitaire. [8]
  • Le livre comme cadeau G. Naudé a des lignes surprenantes sur le livre comme cadeau. Un bibliothécaire particulier qui ouvre sa bibliothèque à ses amis, discute et partage des livres qu’il aime, se voit offrir des livres. Naudé cite un de ses amis curieux de « médailles, peintures, statuës, camayeux… » qui se trouve possesseur d’une collection pour : « plus de douze mille livres, sans en avoir jamais desboursé quatre ! ». Le livre est donc  bien un objet de socialisation qui réunit ceux qui en parlent, ceux qui ont lu ou vont lire… On a affaire à des pratiques de sociabilité car les livres se révèlent le support de relations nouées autour de leur recherche et de leur collection.
  • Livre désacralisé Naudé introduit, au cœur même de la prolifération éditoriale du XVIIe siècle, une véritable rupture dans l’usage et la conception humaniste du livre en rejetant, d’une part, sa recherche « maniacobibliophilique » pour la beauté de sa facture ou la rareté de son édition, et, d’autre part, en refusant la privatisation de son contenu dont l’organisation et la mise à disposition ne peuvent se faire qu’au travers d’un catalogue méthodique et raisonné.
    Pour Naudé, le livre est avant tout un outil de travail mais surtout l’objet de compétences spécifiques qui sont celles du bibliothécaire (voir ce mot).
    D’une certaine façon, G. Naudé récuse l’idée du « mauvais livre ». Il plaide pour un livre qui « n’enseigne rien  que des choses vaines et inutiles ». Ces livres peuvent servir à éveiller. Ils jouent donc leur rôle en incitant à la lecture. Par ailleurs, si ce sont des livres « condamnables », il faut bien les posséder et les connaître pour pouvoir les réfuter. Alors on doit leur faire une place dans la bibliothèque comme la nature fait une place : «aux serpens et viperes entre les autres animaux, comme l’ivroye dans le bon bled, comme les espines entre le roses » [1]. En fait, Naudé ne refuse aucun livre, pensant que tout livre peut apporter quelque chose. Il défendrait Harlequin !
  • Livre rare Naudé est sûrement  un ennemi de ces best-sellers que les médias  imposent. Il défend sans cesse le livre rare, « gris », celui qui sort des sentiers battus. Toute son œuvre est un appel pour dire au lecteur de rester éveillé et ne pas se laisser endormir par  ce qu’aujourd’hui on appelle la publicité.
  • Mascurat C’est le nom d’un interlocuteur que Naudé introduit dans ses dialogues où il met en scène un imprimeur et un colporteur : Mascurat de Saint-Ange. C’est aussi le pseudonyme qu’il prend pour signer un ouvrage qui développe avec force l’idée moderne de voir les bibliothèques ouvertes à tous. [6]
  • Plagiat Naudé condamne sévèrement ces : «plagiaires qui s’introduisent en leur place et s’enrichissent de leurs dépouilles ». Ils prennent la plume des bons auteurs qu’ils pillent sans les nommer ni les faire connaître. Les Modernes font ainsi souvent oublier les Anciens. Que dirait G. Naudé aujourd’hui où le plagiat bien connu sous le terme de « copier/coller » est devenu chose courante et banale !
  • Recherche documentaire L’intérêt d’une bibliothèque réside dans le rassemblement en un seul lieu des différents livres dont un utilisateur a besoin. Ces documents réunis mais surtout classifiés permettent d’accéder à une même information traitée par des auteurs différents. Naudé a le sens de la classification en précisant que les livres doivent être rangés ensemble quand ils traitent du même sujet : « Ils ramassent en un volume et commodément ce qu’il nous faudrait chercher avec beaucoup de peine en plusieurs lieux » [1].
  • Surinformation Naudé fait le constat de la facilité, dûe aux inventions nouvelles, d’avoir « des milliers de livres » alors que les anciens ont peiné pour en avoir une centaine. Comme quoi toutes les avancées techniques  permettent aux hommes d’en glorifier les résultats pour se dire surinformés !
  • Tétrade Ce groupe de recherche et d’amitié est basé sur le refus de la scolastique aristotélicienne, de tout ce qui est irrationnel. On y prône l’éloge d’une raison bien menée. En font partie des philosophes tel Pierre Gassend, dit Gassendi, des médecins tel Guy Patin, un de ses amis d’enfance ou Elie Diodati, discipline de Montaigne.

Conclusion

« La bibliothèque est une des inventions les plus révolutionnaires qui soit. Je ne cesse de m’émerveiller qu’elles existent, qu’on ait le droit et les moyens d’y aller, de lire et même d’emprunter ! Quelle civilisation que celle qui met à disposition des gens, de tous les gens, des livres et des encyclopédies. » [10]
Cette phrase ne donne-t-elle pas envie à l’enseignant documentaliste de la reprendre à son compte en remplaçant le terme de bibliothèque par celui de CDI et d’aller à la rencontre de celui qui a plaidé à travers son œuvre pour que cette civilisation devienne réalité ?

Remarque
Les citations sont originales et comportent donc, parfois, des orthographes inattendues.

[1] NAUDE, Gabriel. Advis pour dresser une bibliothèque. Présenté à Monseigneur le Président de Mesme. Première édition en 1627 ; deuxième édition (Paris, 1644). Isidore Lisieux, 1876, 168 p.
Ce livre est aujourd’hui proposé par l’éditeur Klincksieck (URL de référence : Ouvre ce lien externe dans une nouvelle fenêtrehttp://www.klincksieck.com/livre/?GCOI=22520100845100)
La présentation par l’éditeur mérite d’être lue :
L’Avis pour dresser une bibliothèque (1627) reflète cette double influence : foisonnante liste de livres, encyclopédie des savoirs, monument d’autorités, cet ouvrage de jeunesse réalisé par un des membres de l’élite savante du premier XVIIe siècle mêle les noms, les titres, les thèmes et les sujets, s’attache à classer et à circonscrire les connaissances tout en s’inscrivant dans une dynamique prospective d’investigation et d’invention. Il y a du Warburg et du Borges dans cette entreprise fondatrice et formatrice qui réjouit, instruit et fascine par le vertige qu’elle imprime à l’esprit du lecteur moderne. Bibliothèque idéale, tombeau mélancolique des gloires vaincues et des certitudes acquises, l’Avis peut se lire comme un hommage en forme d’adieu à une culture du livre que l’épais et uniforme brouillard de l’oubli semble aujourd’hui être en passe de recouvrir.
Il faut lire aussi la présentation d’Alcide Bonneau écrite en 1877 (sur le site Ouvre ce lien externe dans une nouvelle fenêtrehttp://www.textesrares.com/bibNaude.htm) qui se termine par cette remarquable phrase : «On gagne à sa lecture [de l’Advis] sinon le désir de posséder une de ces belles collections qu’il imagine, désir chimérique pour la plupart, du moins le respect de ces majestueux « réservoirs » du génie de l’homme, surtout la soif de connaître ».
[2] NAUDE, Gabriel. Le Marfore, ou Discours contre les libellés. Quae tanta inaniae, cives ?  (D’où vient cette si grande folie, citoyen ?) Paris : L. Boulenger, 1620, 22 p. (en ligne sur Gallica)
[3] NAUDE, Gabriel. Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie. La Haye : Chez Adrian Vlac, 1653 ((livre numérisé par Google books.google.com/)
[4] BŒUF, Estelle. La bibliothèque parisienne de Gabriel Naudé en 1630 : Les lectures d’un « libertin érudit ». Genève : Droz, 2007 (collection Travaux du Grand Siècle, volume 28
[5] NAUDE, Gabriel. Bibliographia politica et arcana status. Halae Magdeb, 1712
[6] MASCURAT. Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième janvier, jusques à la déclaration du premier avril mil six cens quarante-neuf. Paris 1650
[7] DAMIEN, Robert. Naissance d’une raison politique dans la France du XVIIe siècle. Paris : PUF, 1995
[8] TACHEAU, Olivier. Critique. Robert. Naissance d’une raison politique dans la France du XVIIe siècle. Paris : PUF, 1995. BBF, février 2005
[9] BOMBART, Mathilde. Estelle Boeuf. La Bibliothèque parisienne de Gabriel Naudé en 1630. Les lectures d'un libertin érudit. Genève, Droz, 2007. Publié dans Fabula, URL : Ouvre ce lien externe dans une nouvelle fenêtrehttp://www.fabula.org/revue/document3077.php
[10] La révolution bibliothécaire, Gabriel Naudé.  La précarité du sage. Blog Le Monde (en ligne), 24 février 08. (page consultée le 05 février 2008). URL : Ouvre ce lien externe dans une nouvelle fenêtrehttp://laprecaritedusage.blog.lemonde.fr/2008/02/24/la-revolution-bibliothecaire-gabriel%20naude

Pour aller plus loin

  • Mise en œuvre d’une politique documentaire d’établissement au collège Jean Moulin de Moreuil (80)
  • Centre d’études en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (CERPHI) Edition critique des Œuvres complètes de Gabriel Naudé (1600-1653) entreprise en 2002
  • CLARKE, Jack A. Gabriel Naudé. 1600-1653. Hamden (Connecticut) : Archon Books, 1970, 183 p. ISBN 0-208-00971-X
  • PINTARD, René. Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIème siècle. Edition augmentée d’un avant-propos et de notes et réflexions de l’histoire du libertinage. Paris : Slatkine, 1943. Chapitre 3, Naudé ou le rationalisme critique
  • QUEYROUX, Fabienne. Recherches sur Gabriel Naudé (1600-1653). In Positions des thèses de l'École des chartes, 1990, p. 133-141.