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Par Anne Francou,
[décembre 2012]
Mots clés : auteur, illustrateur, littérature jeunesse
Fred Bernard : À dire vrai, nous sommes les premiers surpris ! Nous nous sommes rencontrés en 1990 à Lyon à l’Ecole Émile Cohl (1). François venait de faire deux ans aux Arts Appliqués d’Olivier de Serres, et moi deux ans de Beaux-Arts à Beaune.
Fred Bernard : Nous étions amis, bien avant de collaborer. On partait avec nos copines en vacances ensemble, on a fait le tour de Corse tous dans la même voiture par exemple… À l’Ecole, j’étais le seul à écrire des histoires. Quand il fallait faire un exercice à deux, on bossait ensemble et ça se passait bien.
C’est François qui m’a demandé une histoire, un an après être sortis de l’Ecole. Il s’était rendu compte qu’il ne choisirait pas vraiment ce qu’il dessinerait, et que les textes que les éditeurs lui proposaient ne l’emballaient pas plus que cela… C’était souvent un peu “gnan-gnan” et ce n’était pas vraiment la tasse de thé de François. Cela s’est fait très naturellement parce que les références de François se trouvent dans les musées, et les miennes, dans les bibliothèques. Il voulait peindre, et moi, dessiner pour raconter des histoires.
Fred Bernard : Depuis La reine des fourmis a disparu, nous procédons de la même façon, à une ou deux exceptions près…
1. Nous nous mettons d’accord sur un thème, un lieu, un genre, qui nous tient tous deux à cœur. Dans le désordre : une enquête, les trains, les avions, les jardins, l’Inde, l’ Afrique, les pirates, le cirque, les ogres… François me donne sa vision de la chose, et je me mets à écrire de mon côté.
2. Quand je sens que je tiens quelque chose, que c’est lisible (mais loin d’être abouti), je lis à voix haute à François pour suivre ses émotions en direct. Puis on en parle. On retouche un peu si nécessaire avant d’en faire part à l’éditeur, qui dit “oui” en général, ou “non” parfois, ou “ pas comme ça”… Et re-discussion quand ça ne va pas, mais c’est rare.
3. Trrrrrrrrèèès important ! Le dé-cou-pa-ge… Où couper, quels dessins choisir, quoi garder, quoi retirer…
4. François prend le relais et commence à peindre… Jusqu’à la fin, le texte et les dessins peuvent être modifiés afin de trouver le meilleur équilibre possible. Il faut éviter les redondances texte/image et les lourdeurs autant que faire se peut…
C'est donc le texte qui naît en premier L’éditeur donne son feu vert à sa lecture. Et François commence quand tout le monde est d’accord. Au début, il nous fallait apporter quelques dessins pour appuyer notre propos. Mais aujourd’hui, c’est sur moi que repose la responsabilité de plaire ou non, en premier lieu, à l’éditeur. Je commence à avoir l’habitude mais c’est toujours une petite angoisse…
Fred Bernard : J’aime écrire ET dessiner, j’aurais du mal à me passer de l’un ou de l’autre et je ne fais pas vraiment de différence entre les deux. C’est pourquoi, quand j’écris pour François, j’ai l’impression de dessiner aussi, et lui a le sentiment d’écrire. On n'aurait jamais fait ces livres l’un sans l’autre… Et comme ce sont des textes écrits par un dessinateur, c’est du pain blanc à illustrer pour François. C’est toujours très visuel. Quand je réalise un roman graphique, j’ai le sentiment d’écrire en dessinant et de dessiner mes textes puisqu’ils sont calligraphiés…
C’est le cas des deux histoires que j’ai d’abord écrites pour François puis reprises pour adultes en BD : La tendresse des crocodiles (Jeanne et le Mokélé en édition jeunesse) et L’ Homme-Bonsaï. Tout est lié, ce sont les différentes branches d’une même famille.
François Roca : J'ai toujours travaillé seul chez moi, c'est là que je suis bien. Je ne suis pas super concentré quand je suis en groupe, dans un atelier par exemple.
Cela fait de nombreuses années maintenant que je fais tout à la peinture à l'huile sur papier, c'est vraiment devenu mon médium préféré. Contrairement à Fred je ne suis pas un dessinateur, pour moi la peinture, la couleur et la matière sont essentielles pour que je me sente pleinement à l'aise. Le dessin n'est qu'une phase préparatoire qui disparaît sous les couches de peinture.
François Roca : Pour ma part ce sont vraiment des références visuelles qui m'inspirent . A la base, tous les vieux films que j'ai pu voir dans ma jeunesse comme les vieux Tarzan avec Johnny Weissmuler et Maureen O'Sullivan, les westerns de La Dernière séance (2) sont et resteront des souvenirs déterminants. Plus tard les visites dans les musées et la découverte d'illustrateurs américains tels que Howard Pyle, NC Whyeth de l'âge d'or de l'illustration américaine (3) ainsi que toute la peinture réaliste de la fin du 19e et du début du 20e siècle.
La recherche de documents liés à un nouvel album est toujours prétexte à de nouvelles découvertes... C'est cela qui est intéressant et qui motive pour ma part le choix de changer d'univers, d'époque à chaque album.
Fred Bernard : Big question… Au départ, il y a ma passion pour des écrivains voyageurs (Melville, London, Conrad, Hemingway, Loti, Hesse, Gary, de Monfreid, Pratt…) qui m’ont donné en même temps le goût du voyage et des rencontres d’un côté, et l’amour de la littérature bien sûr ! Le cinéma, la télé, tout ce qu’on a emmagasiné depuis notre enfance. Comme tout le monde, je dirais…
Fred Bernard : Que ce soit pour le dessin ou le texte, on passe toujours par la case “documentation” comme si on devait faire un exposé; sur la construction de la tour Eiffel, le cirque Barnum, les samouraïs par exemple… L’intérêt que je porte à l’histoire, à la géographie, à la nature ( initialement j’ai passé un bac de biologie dans le but de devenir vétérinaire en Afrique, j’y croyais dur comme fer jusqu’au lycée…) m’impose des précisions qui m’aident d’abord à croire moi-même à ce que je suis en train d’écrire. J’utilise beaucoup mes croquis de voyage pour mes bandes dessinées par exemple. L’imagination pure, je n’y crois pas trop, je parlerais plus volontiers d’inspiration, de confluences, de résurgences à partir de ce que j’ai vu, vécu, entendu moi-même au cours de mes voyages et rencontres physiques, livresques ou cinématographiques. Comment transmettre des sensations et des émotions que l’on n'a pas soi-même rencontrées ? Pour moi, c’est mission impossible.
Fred Bernard : même si deux ou trois albums sont clairement écrits pour des enfants de 6 ou 7 ans, en général, ils s'adressent à tous les âges, puisque les enfants les relisent à différents âges, voire les rachètent plus tard quand ils retombent dessus par hasard en se disant : “ Ah, j’avais adoré ça !”. Ils redécouvrent alors un nouveau récit en ayant grand Après dix-neuf livres réalisés ensemble, on le sait, car on l’entend de plus en plus souvent. Dès les premiers albums, j'ai placé volontairement plusieurs niveaux de lectures (ce qu’on me reprochait d’ailleurs : “ Trop compliqué ! Pas assez ciblé en terme de tranche d’âge !”) parce que dans ma vie de lecteur, ce sont toujours mes livres préférés, ceux que j’ai gardés précieusement pour les relire et les relire. Et c’est ce que j’espérais des nôtres… Je vois nos histoires comme des petites nouvelles illustrées dans l’esprit des romans populaires qui paraissaient jadis dans les journaux. La spécificité et la difficulté de la réalisation de ce genre de récits en album, c’est leur miniaturisation. Le travail d’écriture en mouchoir de poche (quinze pages en général) tient du modélisme et doit avoir toutes les caractéristiques du roman initiatique, d’aventure ou du polar, mais sur un grain de riz… Bien sûr, ce sont les illustrations de François qui soulagent le texte de certaines descriptions, qui permettent des ellipses ou des flash-back…
Fred Bernard : Depuis le début nous avons rencontré des classes, du CE2 à la seconde, ou dans des écoles d’art. Ce sont des rencontres et donc un échange. Nous apprécions de rencontrer nos lecteurs et nous recevons leurs sentiments et les sensations en direct, mais c’est nous qui venons “donner”. Répondre aux questions, expliquer notre façon de travailler, éclaircir certains points de détails qui titillent les jeunes ou les interpellent…
Fred Bernard : Une bonne préparation passe par la lecture de plusieurs albums afin d’élargir le débat. De notre côté on essaie de mettre l’auditoire à l’aise pour qu’il soit actif et sans gêne pour poser les vraies questions et on travaille en s’amusant ensemble…
Fred Bernard : Pour moi, cette histoire est la face B (comme on disait à l’époque du vinyle) de L’Homme-Bonsaï, écrit il y a dix ans. J’ai relu Le traité des 5 roues écrit par un samouraï au 16e siècle et un vrai manuel de combats et de ruses de Ninjas… J’ai revu un ou deux films de sabre pour me mettre dans l’ambiance. Ensuite il me faut un point de départ : dans ce cas-ci, un père et sa fille seuls sur une île déserte et un naufrage avec un seul survivant…
Fred Bernard & François Roca : Il nous faut toujours au moins un an pour bien faire. Et si on se relit plus tard, on aimerait toujours changer des choses… (exception faite pour Jésus Betz qui nous satisfait vraiment).
Fred Bernard : L’histoire d’une petite danseuse qui rencontre un automate abandonné sera le prétexte à une visite de l’Opéra de Paris. Nous l’avons visité pendant quatre heures avec un pompier, François a pris quatre cents photos et réalisera seize illustrations au bout du compte. Plus tard, on imagine des chevaliers russes en armure et fourrures dans la neige et la glace, avec une princesse portant une grosse natte blonde dans le dos…
Tous les ans, nous réalisons un livre ensemble. Depuis presque vingt ans, c’est un rituel qui nous énergise car le reste du temps, nous travaillons seuls et chacun de notre côté, et on se soutient mutuellement ! Les années sans, nous nous sentons un peu perdus…
[1] L'Ecole d'art Emile Cohl, située à Lyon, prépare aux métiers d'illustrateur et de dessinateur-concepteur. cf site : http://www.cohl.fr/
[2] La Dernière séance est une émission télévisée présentée par Eddy Mitchell dans les années 80-90 consacrée au cinéma américain, en particulier les films classiques tels que les westerns.
[3] Howard Pyle (1853-1911) et N.C. Wyeth (1882-1945), son élève, sont tous deux des illustrateurs américains emblématiques de leur époque.
La Reine des fourmis a disparu. Albin Michel, 1996.
Le Secret des nuages. Albin Michel, 1997.
Le Jardin de Max et Gardenia. Albin Michel, 1998.
Le Train Jaune. Le Seuil, 1998.
Monsieur Cloud nuagiste. Le Seuil, 1999.
Cosmos. Albin Michel, 1999.
Ushi. Albin Michel, 2000.
Jeanne et le Mokélé. Albin Michel, 2001.
Jésus Betz. Le Seuil, 2001. (Prix Baobab 2001)
La Comédie des Ogres. Albin Michel, 2003.
L'Homme-Bonsaï. Albin Michel, 2003.
L'Indien de la tour Eiffel. Le Seuil, 2004.
Cheval Vêtu. Albin Michel, 2005.
Uma, la petite déesse. Albin Michel, 2006.
Rex et moi. Albin Michel, 2007.
Soleil noir. Albin Michel, 2008.
Le Pompier de Lilliputia. Albin Michel, 2009.
Anouketh. Albin Michel, 2011.
La Fille du Samouraï. Albin Michel, 2012.