Vous êtes ici :
Par Anne Francou et Christine Morin,
CRDP de l'académie de Lyon
[mars 2006]
Mots clés : littérature de jeunesse
Martine Chouvy : J’ai travaillé depuis le début de ma carrière de bibliothécaire dans les salles « jeunesse » des bibliothèques lyonnaises de plusieurs arrondissements. Puis j’ai été responsable pendant une douzaine d’années du secteur jeunesse de la Bibliothèque de Lyon et, en gestion directe, de la salle « enfants » de la bibliothèque de la Part-Dieu : j’étais chargée entre autres de la présentation des collections pour l’office des nouveautés ; l’office est un prêt ponctuel des nouveautés que les libraires proposent pour faciliter les choix d’acquisition. Depuis maintenant deux ans, je travaille à la Bibliothèque municipale de Francheville dont je suis la directrice. J’ai en charge le projet d’ouverture d’une médiathèque où seront installées des collections pour adultes et des collections pour enfants sur divers supports (livres, CD, DVD etc). Je coordonne actuellement les acquisitions qui concernent notre futur secteur jeunesse.
Martine Chouvy : La littérature de jeunesse regroupe aussi bien les romans - qui ne sont pas forcément littéraires - que les bandes dessinées, les documentaires, les albums d’images, etc. C’est un terme assez large qui inclut tous les genres. Je dirais que la littérature de jeunesse, c’est globalement le champ de l’édition pour les enfants.
Martine Chouvy : En 2004 sont parus très précisément 6 588 titres en littérature de jeunesse. On peut considérer que les rééditions constituent la moitié de cette masse assez conséquente ; l’autre moitié – environ 3 000 titres nouveaux - se partage entre 62 % d’ouvrages de fiction, 22 % de documentaires et 16 % de documents d’éveil, destinés aux tout petits.
Martine Chouvy : Il y a environ 150 maisons d’édition pour la jeunesse. Certaines très vieilles maisons ont un département spécialisé dans l’édition pour la jeunesse depuis toujours, d’autres publient de la littérature ou du documentaire « tout public » et développent depuis quelques décennies des collections pour la jeunesse. Presque toutes les maisons d’édition actuelles créent des secteurs jeunesse, y compris les petites maisons spécialisées, comme par exemple les éditions Philippe Picquier, dont la spécialité est, au départ, la littérature d’Asie.
Il faut savoir que 63 % de la production est le fait de seulement dix éditeurs. Ces dix éditeurs font paraître chacun entre 150 titres et 350 titres par an. Les principaux éditeurs de romans sont Gallimard, le plus important, ensuite Hachette, Pocket, Flammarion, Nathan et Bayard. 65 % des documentaires sont produits par Nathan, Fleurus, Gallimard, Milan et Larousse. Une dizaine d’éditeurs publient de 20 à 80 titres par an ; puis on trouve une myriade de tout petits éditeurs ayant, pour certains, des champs très précis : albums d’images, poésie, documentaires, etc.
Martine Chouvy : Depuis son apparition, l’édition est guidée par les valeurs de son temps. Le premier véritable livre pour enfant, qui date des environs de 1600, est un livre à caractère didactique. Jusque dans les années 1970, c’est une vision éducative qui a primé dans l’édition pour la jeunesse. Prenons la série d’albums d’images Martine par exemple, apparue dans les années cinquante. Martine est certes pleine d’inventivité mais elle fonctionne complètement dans l’autopunition : chaque bêtise l’amène à une prise de conscience de sa faute, puis elle énonce elle-même la morale de l’histoire en se promettant de ne pas recommencer.
Cette vision-là a été modifiée dans le sillage des mouvements de contestation des années soixante. On a pris en considération la capacité d’ouverture d’esprit de l’enfant et on a voulu lui « offrir », c’était le terme de certains, le monde. On est alors passé d’une visée éducative à une observation de la nature enfantine et de son environnement social, souvent portée par l’imaginaire et la fantaisie. Depuis quelques années, le courant de pensée éducatif et moralisateur reprend le dessus.
De plus est apparue l’inquiétude parentale ! Savoir lire est devenu une injonction très forte. Ce qui était une évidence dans les années 60, 70, 80 - savoir lire fait partie des connaissances de base - pose problème maintenant. Nous voyons arriver en bibliothèque, depuis le milieu des années 90, des parents inquiets qui demandent : « Que peuvent-ils lire pour faire des progrès à l’école ? ». Cette question a bien évidemment influencé la production de littérature de jeunesse.
Martine Chouvy : Depuis leur création, les hypermarchés ont toujours prévu un coin « livres ». Celui-ci était essentiellement alimenté par la presse et par quelques éditeurs comme Hemma, reconnaissable à ses collections très colorées, essentiellement des albums d’images ; les romans n’y avaient pas beaucoup de place, si ce n’est quelques romans, chez Hemma donc, ou bien les traditionnelles bibliothèques roses ou bibliothèques vertes. Et puis est arrivé Leclerc, dont le concept de librairie a été très rapidement copié par les autres. Les éditeurs se sont adaptés à cette nouvelle clientèle qui voit maintenant dans les hypermarchés les couvertures des livres. La segmentation par âges des collections et les couvertures attractives ont ainsi pris leur place dans l’édition.
Depuis environ trois ans, tous les éditeurs sont distribués en hypermarché sauf l’Ecole des loisirs et les tout petits éditeurs. L’Ecole des loisirs se refuse d’ailleurs, de façon très volontaire, à être présente dans la grande distribution.
La dernière évolution qui pousse les éditeurs est la promotion. Jusqu’à Harry Potter n° 2 (et non pas n° 1), l’édition jeunesse était à peu près totalement en dehors du marketing. Le premier Harry Potter est sorti en France de façon tout à fait inconnue. Quelques mois plus tard, des articles sont parus dans la presse professionnelle faisant savoir qu’Harry Potter était un succès aux Etats-Unis autant auprès des adultes que des enfants. A partir de là, il y a eu une ouverture de marché possible et Harry Potter est devenu un objet promotionnel.
Grâce à ce titre, l’édition jeunesse est devenue intéressante pour les marchés, d’autant que, depuis une petite dizaine d’années, la production pour adultes ne fait pas de progression en terme de parts de marché, contrairement à l’édition jeunesse.
On peut dire que maintenant l’édition jeunesse fait partie des objets marketing. Elle n’a pas encore sa place à la télévision, place d’ailleurs réclamée de façon récurrente par les éditeurs adulte ou jeunesse. Le dernier carré à conquérir est donc celui de la télévision. Y gagnera-t-on en terme d’information littéraire ? C’est une autre question …
Martine Chouvy : On a l’impression effectivement que se dessine un marché à deux vitesses. Il y a d’une part les fameux dix grands éditeurs, qui ont des titres et des séries phares. Ces éditeurs font un travail conséquent de marketing sur les couvertures, ce qui a bien évidemment des conséquences en terme d’édition. Un certain nombre d’éditeurs qui ont des catalogues importants rééditent des titres qui seraient totalement démodés sous leur allure traditionnelle. Ces livres ressortent avec des jaquettes colorées, modernes, sous des titres plus accrocheurs. Flammarion, à ce titre, est intéressant : cette maison ne veut pas afficher un « look » trop moderne, elle change très souvent ses couvertures pour leur donner une allure novatrice et attirante, tout en voulant garder son image traditionnelle. C’est intéressant d’observer le travail de graphisme de la couverture, à partir par exemple des PVL en magasin. Autre exemple : quand Le gone du Chaaba d’Azouz Begag,. est paru dans une collection pour la jeunesse, il a fait polémique car l’auteur parlait de son enfance passée dans un bidonville, près de prostituées, etc. Il est publié maintenant au Seuil, débarrassé de sa polémique, avec une couverture moderne, et se vend bien.
Pendant des années le roman jeunesse est paru de façon très constante en format poche. Depuis le succès commercial de Harry Potter, on publie des romans destinés à la jeunesse en format adulte parce qu’ils se vendent bien.
Les petits éditeurs, eux, sont diffusés plutôt dans les librairies, avec une distribution presque confidentielle. A l’inverse des produits d’hypermarché, leurs livres ont un aspect plus classique et un contenu plus littéraire, dans le sens de la qualité du texte.
Ceci étant, ce schéma est quand même beaucoup trop réducteur. Les grandes maisons s’appuient aussi sur leurs succès d’édition pour promouvoir de jeunes auteurs. Les titres phares portent une série, une collection, qui peuvent elles-mêmes contenir des titres plus originaux.
Parallèlement, le développement des salons du livre attire un public qui n’est plus un public strictement littéraire. Ce n’est peut-être pas complètement le public de l’hypermarché, mais c’est un public très ouvert, souvent familial. Dans ces salons du livre, les organisateurs mettent en avant la petite édition, ses créateurs et les titres originaux. C’est ce qui fait que les deux marchés se rejoignent un peu. En tout cas, ils ne sont pas cloisonnés.
Martine Chouvy : A peine dix pays dans le monde ont une production éditoriale équivalente ou supérieure à la nôtre. En tête il y a bien évidemment les Etats-Unis et l’Angleterre. Puis vient la France qui est un très gros pays éditeur dans la variété aussi bien des genres, des formes, que de l’esthétique. Et aussi, à peu près à équivalence l’Italie, l’Allemagne, le Japon et l’Espagne. Il existe aussi une production assez importante dans les pays du nord de l’Europe, mais elle est relativement moins diffusée.
En ce qui concerne la production littéraire, on trouve en France à peu près 50 % de titres de création d’auteurs français et 50 % d’auteurs étrangers traduits - la plupart du temps de l’anglais-. Ce sont sur les gros marchés comme la Foire de Bologne ou la Foire de Francfort que se font tous les échanges de droits entre pays. Dans ces marchés internationaux, on se rend compte que la production mondiale ressemble en grande partie… à Mickey ! J’exagère un peu mais la part grand commerce des Etats-Unis formate énormément la production éditoriale. Il existe aussi une production internationale très avancée au Japon, avec des échanges très forts avec les Etats-Unis. Il y a aussi une grosse production éditoriale en Chine mais elle a des caractéristiques tout à fait particulières qui font qu’elle dépasse assez peu le pays lui-même.
Martine Chouvy : Il existe tout d’abord une segmentation du marché en fonction de l’âge. Au vu d’une couverture, on ne sait pas forcément si le livre va intéresser en terme de style ou de contenu, et encore moins en terme de compétence de lecture, si on parle des enfants. Dans un hypermarché, il faut aider les gens qui n’ont ni un libraire pour les conseiller, ni une connaissance de la littérature pour les guider. Chez Pocket, par exemple, la couverture mentionnait « dès 1 an », « dès 2 ans », « dès 3 ans », etc., présentation très ciblée pour guider l’acheteur. Mais on s’est aperçu rapidement que trop fermer les tranches d’âge n’était pas efficace. Maintenant, la couverture mentionne « Benjamin », « Cadet », « Junior », etc.
Depuis environ 4 ou 5 ans, une nouvelle segmentation se fait d’après le sexe, ce qui avait à peu près totalement disparu, « Pour fille » et « Pour garçon » était véhiculé à travers les schémas très traditionnels de la bibliothèque verte et de la bibliothèque rose. Depuis quelques années, toute une pensée sociale a émergé autour du partage des sexes, qui se reflète dans la présentation des livres.
Enfin, les collections s’organisent par genre. Le roman policier, la science-fiction, le fantastique sont les genres traditionnels. A cela s’ajoutent d’autres segmentations : histoires de vie, histoires d’aujourd’hui, histoires de pays, qui permettent d’identifier clairement le contenu des livres.
Bien évidemment, l’allure des collections, des ouvrages, leur format, ciblent ce que j’appellerai des cultures sociales : on ne vend pas la même chose quand on cible la vente en hypermarché ou la vente en librairie. De même, ce n’est pas la même démarche que d‘aller dans une petite librairie traditionnelle de quartier ou à la Fnac ou chez Virgin.
Martine Chouvy : Actuellement, toutes les meilleures ventes de la production jeunesse sont liées à un film ou à une série télévisée. Par exemple Titeuf n’a évidemment pas attendu d’être transposé en dessin animé à la télé pour être connu des enfants. Mais c’est la série télévisée qui a permis des ventes extraordinaires. Autre exemple : Oliver Twist. Ce n’est pas la qualité littéraire du livre, ce n’est pas le travail des enseignants qui ont favorisé son retour, c’est le film bien évidemment !
Pour vous indiquer les meilleures ventes du moment, je vais m’appuyer sur le palmarès des meilleures ventes des 9 mois passés paru récemment dans Livres-Hebdo.
Sur les 50 titres en tête, il y a sept Harry Potter. Ce ne sont pas sept Harry Potter différents, c’est toujours le même mais dans ses multiples tomes et formats. Il y a ensuite quatre Arthur. Nous avons trois Charlie et la chocolaterie, un livre déjà ancien et qui a été relancé par le film. Puis nous trouvons deux Petit Nicolas, un Starwars, Narnia, qui est un très beau livre sur l’imaginaire de l’enfance. Le premier tome de Narnia s’appelle L’armoire magique (chez Castor Poche Flammamrion). C’était devenu difficile de le prêter en bibliothèque parce qu’il avait une allure un peu traditionnelle… Eh bien maintenant, plus de problème ! Avec la sortie du film, il a été réédité avec une couverture beaucoup plus moderne. Viennent ensuite Eragon, la série Les enfants Baudelaire, Une cabane magique, des « 4 filles». En résumé, soit de la promotion filmée, soit des séries !
On trouve aussi dans les meilleures ventes les ouvrages recommandés par l’école, ce que j’appellerai la prescription scolaire. L’œil du loup, Vendredi ou la vie sauvage, un Odile Weurlesse, L’affaire Caïus, Inconnu à cette adresse, L’enfant-océan qui sont en fin de liste mais qui sont tout de même présents.
Si on regarde le mois de novembre 2005, nous avons en tête des ventes 6 Harry Potter, 1 Narnia, 1 Charly, 1 Oliver Twist, et L’œil du loup.
Il y a aussi quelques documentaires qui ont fait parler d’eux. Je pense en particulier à «Le monde de Némo».
Martine Chouvy : Elles sont conditionnées par les cahiers des charges des éditeurs. On ne s’adresse évidemment pas de la même façon à tous les enfants, tout dépend de leur âge.
Pour les jeunes enfants, apprentis lecteurs, il existe des critères bien déterminés pour leur permettre une lecture autonome : Ce sont le nombre de pages, - pas plus de 50 en général -, beaucoup d’illustrations - au moins 50 % de l’ouvrage -, une typographie très aérée, aussi bien dans le corps des lettres - corps 12 ou 14 généralement - que dans l’interlignage. Le vocabulaire est relativement restreint, la syntaxe resserrée, avec sujet, verbe, complément, peu d’adjectifs et des phrases courtes de façon à ce que la lecture soit très simple. Quant aux dialogues, l’enfant doit pouvoir identifier clairement qui parle («Pierre dit : […] »).
Ensuite interviennent des caractéristiques de contenu. Les livres pour jeunes enfants proposent un texte linéaire, on commence au début de l’histoire et on finit à la fin. Il y a très peu de personnages : un, plus souvent deux, rarement trois, et très souvent un seul personnage principal. Quand il y a plus de personnages, cela devient un groupe, un collectif. Il peut s’agir d’un enfant et une classe ou d’un enfant et ses copains, etc. Il y a aussi unité de temps et unité de lieu ; l’action se passe au présent dans un décor bien référencé, c’est-à-dire la vie quotidienne.
Donc tout ceci constitue le cahier des charges de ce qu’on peut appeler la première lecture.
Ceci étant, une bonne partie de ces critères s’applique aux enfants en «perfectionnement» de lecture, de 7/8 ans environ à 10/11 ans. On reste dans la majeure partie des cas sur un récit linéaire. On augmente un peu le nombre de pages, qui passe à environ 100 ; la typographie diminue, l’interlignage se resserre un petit peu. Le nombre de personnages augmente mais il augmente par «paquet» c’est-à-dire que les personnages agissent en groupe. C’est la tranche d’âge idéale pour les séries. L’exemple-type est «Le club des cinq» : un personnage - le club - est porté par cinq individus qui ont chacun leur caractère (plus intuitif pour l’un, très raisonné pour l’autre, etc.).
Dans cette deuxième tranche d’âge, on reste quand même dans une simplicité de lecture. Le temps ou le lieu peuvent sortir du quotidien mais on y restera pendant tout le récit. Dans la même histoire, on est soit en Patagonie soit à Paris, on n’évolue pas d’un lieu à un autre. La lecture est un exercice suffisamment difficile pour qu’il ne faille pas aller chercher dans l’imaginaire de l’enfant la compréhension des mots ; le jeune lecteur a suffisamment d’efforts à faire pour comprendre la lecture sans qu’il faille lui apporter une difficulté supplémentaire autour du vocabulaire et de l’imaginaire. Cependant, même dans cette simplicité de cadre, certains auteurs proposent des textes ayant une un style fort, qui porte les enfants au bout de la lecture et laisse une empreinte émotionnelle.
Ce n’est simplement qu’à partir de 11/12 ans qu’on trouve des textes plus complexes dans l’écriture. Les critères de langue s’ouvrent. Les enfants ont grandi : ils connaissent mieux le monde qui les entoure. L’allure des ouvrages se modifie. On arrive au format de poche, qui constitue 95 % de la production de la littérature de jeunesse de fiction. Ce format de poche implique une écriture très serrée. On passe souvent au corps 10, l’interlignage n’est plus très distinct, les pages sont nombreuses. Les personnages peuvent être plus nombreux et les formes narratives extrêmement variées.
On peut ainsi repérer plusieurs formes narratives. La forme linéaire va du début à la fin de l’histoire telle qu’elle s’organise dans la réalité qu’on veut nous montrer. Ou bien on peut avoir une histoire en boucle, c’est-à-dire qu’on commence au début de l’histoire et à la fin on se retrouve presque au même endroit : c’est le schéma du conte. On trouve aussi les récits à l’envers. Un autre artifice d’écriture consiste à poser un cadre au début du roman puis à basculer dans un autre récit jusqu’au moment où, à la fin du roman, on rebascule dans le cadre. C’est le principe du rêve. Au début, on est dans la réalité, par exemple dans le bus, puis on s’assoupit et on bascule dans le rêve ; après quoi le bus s’arrête et on revient à la réalité. Il y a aussi des textes à ellipse où le lecteur doit reconstituer les blancs. Et puis on peut avoir des récits «alternés» ou «cassés». Par exemple, «Verte» de Marie Dépléchin. Le premier chapitre fait apparaître un premier narrateur, le deuxième chapitre un deuxième, etc. Il faut attendre le quatrième chapitre pour comprendre qu’on a affaire à trois narrateurs différents : une grand-mère, une mère et une fille qui chacune bien évidemment a sa propre interprétation de la réalité. Ce type de narration qui paraît évident pour un adulte ne l’est pas forcément pour un enfant.
Un autre modèle du genre est «l’Enfant-océan» de Jean-Claude Mourlevat qui présente une plus grande complexité encore puisqu’il n’y a pas un seul chapitre qui ait le même narrateur. C’est au lecteur de remettre ensemble toutes les ficelles, ce qui n’est pas si simple.
Dans un autre genre, le roman de Jean-Hugues Oppel «Ipon» se présente comme une succession de chapitres qui font alterner des événements dramatiques se déroulant dans une maison et racontés par un enfant et, parallèlement, le récit de la vie des parents qui sont dans un décor complètement différent et qui, bien évidemment, ne sont pas au courant du drame qui se joue. Mais le récit est tellement «cassé» d’un chapitre à l’autre que si on n’est pas un lecteur averti, on n’arrive pas à s’y plonger. En bibliothèque, on n’a pas réussi à faire lire ce livre à bon nombre de jeunes lecteurs, habitués par exemple aux «Chairs de poule». Pourtant, ce petit roman est un policier qui fait terriblement peur ! En fait, c’est devenu un beau succès pour les enfants déjà bon lecteurs.
Martine Chouvy : Les styles sont peut-être moins définissables. Je vais tenter de les illustrer par des extraits.
Corinne Albault, Betty Coton (chez Acte sud junior) est écrit dans un style classique. La langue est sobre, la syntaxe riche et le récit construit :
« La porte du non-retour… C’est comme ça que tout le monde appelle ici un trou clair. Aveuglant pour les esclaves qui sortent de l’ombre, une ouverture froide dans le mur épais et qui s’ouvre sur l’immense vide. Cette porte, certains la passent en pleurant, d’autres en gémissant, d’autres en silence, d’autres en fermant les yeux, d’autres en poussant des hurlements de bêtes prises au piège. Une femme la franchit en chantant, le regard égaré. Des enfants qui n’ont pas de fers aux pieds sautent le pas légèrement comme s’il s’agissait d’un jeu … »
Sophie Dued, « Grrr » (chez Casterman junior) adopte un style plus «moderne». Le vocabulaire est familier, les phrases et les chapitres sont courts :
« Moi je sais que depuis tout petit, je suis pas né au bon endroit, pas né au bon moment. J’aurais aimé les grands espaces, moi, la vie sauvage ! J’étais fait pour l’aventure, c’est la vie moderne qui m’atrophie. Chien de cow-boy ça, ça m’aurait plu. Le soleil se lève sur la plaine. Mon maître donne du bout de sa botte un coup dans le feu qui n’est plus que cendre. Son éperon brille dans les premiers rayons, le soleil est rose. John se frappe la cuisse de son chapeau. Il y a de la poussière dans la vallée de la mort. Il pose son stetson en biais sur sa tête et en remettant son colt dans son ceinturon, il me lance : « prêt Bill , on est partis ! »
Brigitte Smadja, Dans la famille Briard, je demande Margot (chez l’Ecole des Loisirs) adopte un style un peu « décalé », par le biais de l’humour :
« Impossible de me lever, de me planter devant Sonia, mains sur les hanches et de lui lancer un ‘répète !’ menaçant, je suis clouée au sol, les doigts de pieds en éventail, et chaque ongle peint d’une couleur de l’arc-en-ciel ; le vernis n’a pas encore séché, si je bouge ça dégouline et après, mon œuvre d’art pour la fête de ce soir se transformera en gribouillis de maternelle. Je me soulève sur mon coude, je me contente de lancer un regard à Sonia qui signifie ‘T’as intérêt à me dire la vérité sinon nos 12 ans d’amitié s’arrêtent net là dans la salle de bains des parents’… »
Pierre Bottero, La quête d’Ewilan (chez Rageot) fait naître le décalage en utilisant un narrateur qui est témoin extérieur :
« [Camille] fut tirée de sa rêverie mathématique par le mugissement du klaxon. Le poids lourd fonçait droit sur elle tous freins bloqués. Camille se figea sur place, incapable du moindre mouvement tandis que son esprit de jeune surdouée analysait la situation […]. Non, Camille ne cria pas, elle se prit simplement les pieds dans une racine et tomba de tout son long dans l’herbe le nez à quelques centimètres d’un superbe bolet. Un petit scarabée à la carapace bleue turquoise passa près de son visage… »
Enfin, on trouve des récits typés s’inscrivant dans un décor, une culture voire une langue différents. L’auteur n’hésite pas à recourir à des mots étrangers pour immerger ses lecteurs dans un univers totalement dépaysant.
Martine Chouvy : Le style est évidemment un choix de l’auteur. Ceci étant, il est aussi dépendant du fameux cahier des charges des éditeurs. Par exemple, Marie-Aude Murail raconte l’histoire de la publication d’un de ses premiers romans. Il s’agissait d’une commande d’un éditeur qui lui avait demandé de créer un personnage d’adolescent. Quand elle a rendu sa copie, on lui a demandé : « Est-ce qu’il ne peut pas parler mieux que ça ? Est-ce qu’il est obligé de voler ? Est-ce que c’est bien que ses parents soient séparés ? » etc… Elle a repris son texte qu’elle est allé vendre à un autre éditeur qui l’a accepté tel quel… Le cahier des charges de l’éditeur n’était de toute évidence pas le même.
Prenons l’exemple des « Belles histoires » (Bayard éditions) que beaucoup connaissent. Ces histoires sont signées par des auteurs mais le comité de rédaction reprend les textes. Il y a à chaque fois un travail approfondi sur la langue, sur le rythme, ce qui en rend d’ailleurs la lecture très agréable et totalement compréhensible.
Pour résumer, l’auteur choisit un genre et sa forme d’écriture ; en même temps, les éditeurs ont défini des collections et peuvent demander à l’auteur qu’il se conforme à un cahier des charges. Ou bien, à partir d’un texte créé par un auteur, l’éditeur choisit de le publier dans telle ou telle collection.
Martine Chouvy : On peut observer deux grands courants dans la production.
On a tout d’abord le genre réaliste. Il peut s’agir d’une part d’histoires vraies, d’histoires vraies romancées, de biographies, de récits qui adoptent l’allure du reportage ou du témoignage. D’autre part, on trouve des histoires vraisemblables dans lesquelles se calent tous les romans miroir, qui prennent comme décor la société actuelle avec toutes ses difficultés et ses travers. Se placent aussi là-dedans tous les romans noirs que la littérature produit en quantité. Toujours dans ce premier genre réaliste, on va avoir des récits un peu incroyables, les romans policiers et les romans d’aventure. Il s’agit d’histoires à la fois très réalistes et pas tout à fait possibles.
Parallèlement, on trouve les romans merveilleux, très à la mode actuellement. On y trouve les romans de science-fiction ; la fable animalière, extrêmement traditionnelle mais finalement assez proche du roman de science-fiction, les deux fonctionnant selon les mêmes ressorts -c’est-à-dire une distanciation suffisante du monde réel pour le critiquer ou le rêver-. On trouve aussi dans cette deuxième catégorie les histoires fantastiques dans lesquelles intervient l’irrationnel. Il s’agit de récits qui traitent des fantasmes, du paranormal voire de l’horreur, genre très prisé actuellement.
Enfin, on a « l’Heroïc Fantasy ». Dans ce genre, on trouve des récits dans lesquels l’élément magique est très présent ; le héros est porté en général par un seul but, à savoir la quête du bien avec un grand «B». Ce sont souvent des romans un peu manichéens où le héros va oeuvrer à remettre le monde dans la bonne direction parce que des mauvais l’ont «perverti».
Pour résumer, on peut observer deux grands courants dans la production éditoriale : celui qui s’inspire du réel et celui qui s’inspire de choses qui n’existent pas. On peut bien sûr discuter cette présentation : est-ce que, par exemple, un roman d’aventure est un roman réaliste, est-ce qu’un roman de science-fiction n’est pas aussi d’une certaine façon réaliste ?
Martine Chouvy : Ils sont nombreux. Je distinguerai tout d’abord les thèmes de société : la citoyenneté, le travail, l’esclavage, l’école, l’immigration, la violence, la politique, la liberté, la prison, la religion, le racisme, le féminisme, le multimédia, l’environnement, la drogue, les handicaps, etc. Certains récits suivent de très près l’actualité. Les sentiments, la famille, la mort, l’adolescence sont des thèmes également amplement abordés : le lecteur s’interroge sur son identité, sur sa place dans la société. Presque toujours dans les romans pour la jeunesse, même dans une aventure, l’auteur fait grandir son lecteur. Le côté éducatif de la littérature jeunesse est toujours très présent, parfois au détriment du plaisir de l’aventure d’ailleurs. On a parfois l’impression que ces récits sont davantage écrits pour éduquer que pour amuser ! Fort heureusement, certains auteurs savent mélanger tous les ingrédients et utilisent les ressorts de la construction stylistique pour accrocher le lecteur de la première à la dernière page.
On peut ajouter à cette liste les animaux, les arts, la magie (très présente !) et les cultures du monde.
Martine Chouvy : Chaque éditeur, grand ou petit, (peut-être plus encore les petits éditeurs d’ailleurs) a sa «couleur», sa tonalité particulière, qui est construite par les directeurs de collections. On ne trouve pas la même chose chez Hachette et chez Gallimard, pas plus chez Nathan ou l’Ecole des loisirs. Cependant, si les éditeurs ont une «couleur», une thématique ou un genre bien identifiés, ils ont aussi parfois des publications qui détonent avec des titres qui se distinguent vraiment du catalogue habituel.
Néanmoins, on peut essayer de caractériser les collections. Les romans miroir inscrits dans la vie actuelle sont la spécialité de l’Ecole des loisirs. Les romans d’aventure moderne sont fréquents chez Gallimard. L’aventure en décor historique est plutôt développée chez Hachette. Le roman historique et les sociétés du monde sont des thématiques habituelles chez Flammarion. Observer la violence de notre société et les difficultés des jeunes à se construire sont les thèmes majeurs de Syros, du Rouergue et des Editions Thierry Magnier. L’Heroïc Fantasy est un thème récurrent chez Bayard et Magnard. Le fantastique moderne est bien représenté chez Albin Michel. Le questionnement personnel et le policier documentaire sont réguliers chez Actes Sud. Enfin, Nathan, Pocket et Casterman ont des catalogues plus éclectiques.
Martine Chouvy : Les collections «Neuf» et «Médium» de «l’école des loisirs» sont des mines de très bons titres.
« La joie de lire » est un éditeur genevois qui a une production extrêmement intéressante avec des romans très sensibles, très forts.
« Rue du monde » fait partie des éditeurs qui ont une visée humaniste et sociale militante.
Grasset, grand éditeur français, est un petit éditeur en terme de production jeunesse. Il publie d’excellents textes très classiques.
Seuil publie des romans réalistes de fort bonne qualité dans sa collection « Romans ».
Gallimard a une collection pour les adolescents qui s’appelle Scripto avec des textes forts, très rudes parfois.
Thierry Magnier s’est fait connaître d’abord par de petits albums très provocateurs et depuis peu, édite des romans. Les textes s’inscrivent en général dans une démarche de description sociale, de lutte sociale et d’installation de la personnalité. C’est une bonne collection, tout de même un brin didactique
Le Rouergue fait partie de ces petits éditeurs qui grignotent leur place… La collection DoAdo propose des romans pour adolescents qui questionnent, qui provoquent, voire qui bouleversent. Par exemple Cité Nique-le-ciel avait bousculé quand il était paru et la plupart des titres de cette collection sont très forts.
Casterman décline une série de collections bien segmentées par âge avec des textes classiques et quelques très bons auteurs. Par exemple Jean-François Chaba, que j’aime beaucoup, qui a écrit notamment Bà.
Martine Chouvy : La littérature lue en classe est une littérature prescrite, régulée et qui, de ce fait, a un gros inconvénient : c’est qu’à partir du moment où on scolarise une œuvre, celle-ci est détournée de sa fonction imaginaire/loisir/identitaire ou de son intérêt littéraire. Combien de générations de lycéens ont été dégouttés de Balzac ou de Flaubert par l’apprentissage scolaire. De plus, à partir du moment où l’on parle d’un texte romanesque en classe, d’une certaine façon on le socialise, alors que souvent le roman touche à l’intime. Les élèves ne peuvent pas évoquer en groupe leurs émotions de lecture.
Jean-Claude Mourlevat est devenu un auteur scolaire avec L’enfant-océan, son thème, ses références et sa construction narrative. On l’avait découvert à travers La rivière à l’envers qui est un texte magnifique, très poétique et très émouvant. D’une certaine façon, ça le met en valeur mais ça le sort complètement du champ du plaisir de lecture. Daniel Pennac également est devenu un auteur scolaire et injonctif.
Mais en même temps, c’est en classe que les élèves observent les formes narratives, la fonction d’une ellipse, comprennent les effets de style, le ton induit par le choix du locuteur…
Il faudrait pouvoir exercer ce décorticage sur des romans sans intérêt, et ensuite savourer les textes forts – mais les romans sans intérêt n’en ont pas non plus pour le décorticage…
Martine Chouvy : Le lectorat jeune a pris l’habitude depuis pas mal d’années de zapper. Les grands textes avec de nombreuses pages passent mal. S’ils aiment la lecture, les jeunes vont préférer les écritures saccadées, avec des phrases courtes, pas trop de descriptions, des textes en phase avec la vie actuelle. Les romans historiques, sages et éducatifs leur semblent ringards alors que les livres qui parlent de magie paraissent modernes. Et pour beaucoup de jeunes, la lecture est démodée et réservée aux «intellos» et/ou aux filles.
Mais les jeunes lecteurs sont encore nombreux à apprécier les romans parce que, à leur lecture, ils peuvent se reconnaître, vivre en héros, oser affronter l’inconnu, bref, découvrir le vaste monde !