
- Shiyali Ramamrita Ranganathan
Puissant théoricien en sciences de l’information, ce mathématicien devenu bibliothécaire a renforcé une théorie de l’organisation des connaissances et une philosophie des sciences. Il est connu dans le monde entier pour sa théorie des facettes qui a révolutionné le monde de la classification. Aujourd’hui, où les insuffisances des classifications traditionnelles hiérarchiques deviennent de plus en plus évidentes, les classifications à facettes multidimensionnelles retrouvent un regain d’intérêt, en particulier avec le Web 2.0 et les logiciels libres.
Une biographie
1892 : Naissance de Ranganathan à Shiyali dans l'état du Tamil Nadu, province de Madras (Inde)
1916-1928 : Enseignant de mathématiques dans l’état où il est né puis à l’université de Madras
1923 : Ouverture par l’université de Madras d’un poste de bibliothécaire. Neuf cent candidats se présentent. Ranganathan en fait partie (I hated to become a librarian!) [1]
1924 : Ranganathan obtient ce poste sans connaître vraiment la bibliothéconomie et part à Londres pour découvrir ce nouveau domaine d’étude à l’University College London où il se passionne pour la partie mathématiques de cette discipline, c’est-à-dire les classifications
1931 : Publication d’un livre majeur : Les cinq lois de la bibliothéconomie [2]
1933 : Finalisation et publication, après huit ans d’incubation, de son système de classification à facettes. Cette dernière « marque un tournant dans l’histoire de la classification documentaire » et vaudra une renommée internationale à son auteur [3]
1934 : Publication de Classified Catalog Code qui indique son intérêt pour les problématiques liées à la normalisation
1937 : Publication de Prolegomena to Library Classification
1938 : Publication de Theory of Library Classification
1944-1953 : Ranganathan préside l’Association bibliothécaire indienne (Indian Library Assocation)
1945 : L’université hindoue de Bénarès l’engage comme professeur de bibliothéconomie
1946 : Démission du poste de bibliothécaire de Madras : des conflits importants l’opposent au nouveau vice-président de l’université. Il a alors 54 ans
1948 : Publication de Classification and International Documentation. Ranganathan devient membre de la faculté de l’école internationale pour les bibliothèques publiques de l’Unesco
1949-1953 : Il devient professeur honoraire de l’université de Delhi et contribue aux programmes de formation en bibliothéconomie de cette université
1950 : Il participe aux Etats-Unis à une conférence organisée par l’American Library Association sur les classifications
1951 : Publication de Classification and Communication. Tous ces titres montrent bien l’intérêt pour la classification de l’auteur.
1952 : Création du Classification Research Group (CRG) composé de « propagandistes des classifications à facettes » (Ranganathan dixit !). C’est aussi l’ouverture de l’INSDOC, Centre National Indien de la Documentation Scientifique à New Delhi avec l’aide de l’Unesco et sous l’impulsion active de Ranganathan
1955 : Publication de Headings and Canons
1956 : Création d’une chaire de bibliothéconomie à Bengalore sous l’impulsion de Ranganathan, son épouse, Sarada et son fils
1955-1957 : Il séjourne à Zurich et se fait connaître du monde professionnel européen
1961 : Création d’un Departement of library science à l’université de Madras
1962 : Il crée à Bangalore le Documentation Research and Training Centre. Il en est le directeur honoraire pendant cinq ans
1964 : Il préside à Elseneur un colloque international sur la documentation. « Cet homme de soixante douze ans n’en paraissait pas plus de quarante et il était, certes, beaucoup plus jeune que beaucoup d’entre nous, par son activité, son enthousiasme, sa vigueur… » [3]
1965 : Le gouvernement indien lui décerne le titre de National Research professorin library science
1972 : Décès de ce mathématicien, devenu un grand bibliothécaire et un éminent chercheur en bibliothéconomie
1973 : Publication à titre posthume d’un ouvrage sur les bibliothèques scolaires : « New education and the school library » dans lequel il défend des idées dans lesquels tous les enseignants documentalistes se reconnaissent aujourd’hui
Ranganathan en mots clés
- Analyse des classifications à facettes Une longue réflexion sur les lois de la pensée et sur l’organisation des connaissances conduit ce penseur à la conviction que les sujets les plus complexes peuvent toujours être réduits par l’analyse à cinq catégories fondamentales, désignées sous le nom de facettes. Cette analyse permet de comprendre les avancées réalisées dans les langages documentaires. Pour les classifications encyclopédiques, les facettes deviennent subdivisions communes, relations ou divisions analytiques. Elles indiquent, par ailleurs, le chemin qui conduira les professionnels de l’information à créer des thésaurus comprenant, entre autre, des relations d’association.
Un exemple permet d’en comprendre la spécificité. Ainsi, le terme ALCOOL peut être analysé sous cinq points de vues : « facettes » ou « colons » :- Alcool= substance chimique
- Liquide = état de cette substance
- Volatilité = propriété de cette substance
- Combustion = réaction de cette substance
- Analyse = opération de l’homme sur cette substance.
Nous avons là l’incontournable point de départ pour comprendre les classifications spécialisées et les thésaurus à facettes, mais aussi la complexe et riche démarche qui conduit Ranganathan vers la Colon Classification.
- Association professionnelle Ranganathan appartient à l’Association des bibliothécaires indiens et crée un périodique : Library science with a slant to documentation. L’Indian Library Association (LLA), aujourd’hui très active, publie toujours cette revue savante. Il faut noter que, comme dans la plupart des pays dans le monde, les Indiens n’établissent pas de différences entre documentalistes et bibliothécaires, considérés avant tout comme professionnels de l’information. C’est une des raisons pour lesquelles Ranganathan souhaite que bibliothéconomie et documentation ne soient pas séparées.
- Bibliothéconomie Ranganathan revendique le statut de science pour la bibliothéconomie. Celle-ci n’est a priori pas une science au sens où elle ne reconstruit pas le réel, mais cela ne l’empêche pas de pouvoir entreprendre une démarche scientifique. « Elle peut à la fois témoigner d’une rigueur vérifiée dans les démarches d’examen, de diagnostic et de thérapeutique, et surtout construire les modèles nécessaires à son action dans ces domaines » [4]. Ce terme ouvre essentiellement sur les célèbres lois créées par cet auteur.
Cinq lois de la bibliothéconomie [2] :- Les livres sont faits pour être utilisés
- A chaque lecteur son livre
- A chaque livre son lecteur
- Epargnons le temps du lecteur
- Une bibliothèque est un organisme en développement
Ranganathan, explicite cette cinquième loi en précisant qu’une bibliothèque devait « pousser » ou « grandir » (growing). Ce terme doit être compris dans un sens organique : grandir supposant la vie enrichie de nouvelles substances nutritives mais aussi l’élimination des déchets. On peut imaginer l’adoption de ces lois par les enseignants documentalistes remplaçant le lecteur par l’élève, le livre par le document et la bibliothèque par le CDI. A. Nozuri les a adoptées et adaptées au web :- Les ressources du web sont faites pour être utilisées
- A chaque utilisateur sa ressource
- A chaque ressource son utilisateur
- Epargnez le temps de l’utilisateur
- Le web est un organisme en développement [5]
Par ailleurs BiblioDoc.Francophonie a publié une intéressante étude : « En quoi le logiciel libre répond-il à la philosophie des professionnels de l’information ? », occasion d’établir un parallèle entre les cinq lois et les objectifs des logiciels libres [6].
- Bibliothèque Ranganathan a une conception très humaniste de la bibliothèque où les lecteurs accompagnés par les bibliothécaires prennent la première place, devant les techniques et les technologies comme le précisent les « cinq lois de la bibliothéconomie ».
Par ailleurs, Rangananthan est sans nul doute celui à qui l’Inde doit la plus vigoureuse impulsion pour la création d’un réseau de bibliothèques modernes. « En 1944, à un moment où la notion de réseau de bibliothèques n’était pas encore répandue, Ranganathan publie une brochure de 36 pages : "Post-war reconstruction of libraries in India" où il trace le plan détaillé et chiffré d’un système organisé de bibliothèques. Ce premier programme de ce que nous appellerions sans doute aujourd’hui une "politique nationale de la documentation" fut suivi de toute une série de projets qui vont de 1945 à 1961» [3]. - Catalogue Dans ce domaine, Ranganathan innove. Il comprend l’obligation d’élaborer des normes, nécessaires non seulement pour rendre la démarche du catalographe rigoureuse mais aussi pour communiquer et échanger. Il publie en 1934 « Classified catalogue code », qui pose les premières pierres dans l’élaboration d’une théorie du catalogage. Celle-ci poursuit l’objectif de dépasser l’empirisme du catalographe et de fonder son travail sur une démarche scientifique et rationnelle. Il publie plusieurs ouvrages sur ce sujet : code de catalogage systématique, manuel, dictionnaire… et défend l’idée de ce qui deviendra, plus tard, le catalogue collectif.
- Classification Elle représente l’axe principal des sciences de l’information puisqu’elle permet d’organiser les connaissances, de mettre en place une signalétique donnant au lecteur son autonomie en devenant capable de trouver par lui-même ses repères dans l’univers documentaire. Ranganathan élabore une théorie des « catégories fondamentales » qui influence profondément le monde documentaire et entraîne la Fédération internationale de la documentation, en 1951, dans la réorganisation d’une Commission de classification générale consacrée à l’étude de la classification documentaire. Ranganthan est nommé rapporteur et publie, à ce titre, pendant une douzaine d’années, une série de rapports qui lui permettent d’explorer « la classification en profondeur » qu’il veut appliquer aux micro-documents. Il est alors sur le chemin qui mènera aux thésaurus. Par ailleurs, comme Otlet, il insiste sur la nécessité d’ouvrir la porte des bibliothèques sur tout type de documents, non plus seulement sur le livre.
Classification à facettes : Ranganathan perçoit très vite les limites imposées par les classifications à structure monohiéarchique. C’est pourquoi il propose une classification à facettes : la Colon Classification, classification multidimensionnelle.
Celle-ci servira, par la suite, de modèle pour la création de classifications spécialisées en permettant d’édifier des systèmes de classement pour beaucoup d’organismes spécialisés.
L’intérêt de ces classifications tient à l’intégration de deux facteurs : le modèle traditionnel de hiérarchie générique et le modèle moderne d’un système à mailles ou réseau. « Dans le premier, une espèce est définie par la présence d’une caractéristique générique qui la distingue des autres et conditionne son existence, mais, dans les classifications plus anciennes, telles que la CDU, l’application de ce modèle était élargie à toutes les subdivisions d’un sujet, simples ou complexes sans égard à la relation qui existait en réalité entre le genre et l’espèce. Dans un réseau, les concepts sont énumérés un par un en des séquences distinctes ; chaque groupe de concepts provient d’une division selon une et une seule caractéristique. Grâce à cette intégration, on obtient un ensemble de séquences, au lieu d’une seule séquence dans laquelle plusieurs caractéristiques se trouvent confondues, et on peut, au gré des besoins, ménager des intersections exprimant des relations spécifiques entre tout terme d’une séquence et tout terme d’une autre » [7]
La classification à facettes est disponible sous forme de tables de concepts regroupés en classe homogène. Dans chaque classe, les concepts sont divisés en groupes connus sous le nom de facettes. Au sein de chaque facette, les termes représentant les concepts peuvent être classés de façon hiérarchique (voir structure d’une classification à facettes). On peut donner comme exemple le système ESAR : guide d’analyse, de classification et d’organisation d’une collection de jeux et de jouets. Ce système permet de concrétiser l’objectif d’une classification à facettes refusant le principe des classifications hiérarchiques, limitant la description d’un objet d’études à une seule information. Ainsi, un jouet peut être analysé à partir de plusieurs facettes :- le sexe
- l’âge
- le matériau dans lequel il est fabriqué
- l’objectif
- le lieu ou le temps
- son prix…
Une classification à facettes permet dans son indice de prendre en compte et de décrire si besoin est, l’ensemble de ces éléments quand une classification hiérarchique ne prend en compte qu’une seule des ces caractéristiques.
- Classification hiérarchique Les classifications monohiérarchiques, comme la DC et la CDU ont largement intégré, au cours de leurs révisions successives, la théorie des facettes. Les divisions analytiques de la CDU, par exemple, sont une parfaite illustration de cette influence. Il en va de même pour les subdivisions communes, telle la subdivision de point de vue ou l’intégration des célèbres : de la relation permettant de traduire la pluralité des sujets contenus dans un même document.
C’est la « revanche » de ce grand bibliothécaire. Car si la Colon Classification est très peu utilisée dans le monde (en Inde essentiellement), la théorie qui en est la base a été très largement acceptée et a servi à sortir les classifications hiérarchiques de leur monohiérarchie. Cependant, peu savent la profonde influence de ce penseur oriental trop modeste. - Colon classification ou CC La CC est la première classification pluridimensionnelle dans son principe qui ait été conçu. Une fois de plus, Ranganathan joue un rôle de pionner. Sans son œuvre, une grande partie du mouvement d’idées qui s’est manifesté par la suite dans le domaine de la classification documentaire n’aurait sans doute pas existé. C’est aussi le dernier système de classification encyclopédique d’une certaine importance internationale qui ait vu le jour.
Cette classification se veut non énumérative qui présente les sujets symbolisés regroupés en facettes selon certaines catégories fondées sur un critère précis de division. Ranganathan s’oppose aux classifications qui proposent des indices pré-établis. Il veut établir une classification «analytico-synthétique » et, pour le faire comprendre, établi une analogie avec un jeu de mécano composé de pièces que l’on peut combiner de façon variée.
Il défend également l’idée d’un schéma de base hospitalier et non prisonnier, comme la DC ou la CDU, des dix classes de base. La base de sa classification reste la relation hiérarchique ou d’inclusion. L’univers de la connaissance est divisé en environ 80 classes principales. Ces classes sont à leur tour divisés en sous classes. La grande différence réside dans la possibilité de transcrire plusieurs informations dans le même indice. Car pour Ranganathan, le contenu de tout document touche à cinq aspects de la réalité qu’il décrit dans la formule PMEST. A ces cinq perspectives s’ajoute une facette principale, représentant généralement le domaine de la connaissance auquel on peut rattacher un document particulier. Ce sont les classes « classiques » des classifications encyclopédiques décrites ci-dessus: philosophie, religion, agriculture…
Par exemple, la classe J recouvre l’agriculture. Tous les ouvrages portant sur ce domaine recevront donc l’indice J. Mais par la suite, le classificateur peut préciser le contenu de l’ouvrage en précisant la facette P (que l'on indique pas dans l'indice) qui contient tous les noms des végétaux récoltés, présentés de façon hiérarchique : 3 les produits récoltés
38 graine
381 riz
385 blé… La facette E introduite par le signe « : » concerne l’action et les procédés de récolte : 1 traitement du sol
2 fumage…
7 récolte L’indice, définitif traduit dans une notation alphanumérique combine ces deux facettes : J 381 : 7 Edition de la CC : elle a eu du vivant de Ranganathan six éditions (1933 ; 39 ; 50 ; 52 ; 57 ; 60). Chacune comporte de nombreuses modifications dans la notation comme dans le contenu. Une septième édition annoncée pour 1971 a été retardée par la maladie de son auteur puis par sa mort. La septième édition a donc été assurée par son successeur Neelameghan en 1973 au sein du Documentation Research and Training Centre. Avenir de la CC : Selon Michèle Hudon, la CC est devenue un seul objet d’études pour les chercheurs en sciences de l’information [8]. Toutefois les spécialistes du web 2.0 semblent lui apporter un démenti en faisant (re)émerger non seulement le concept de facettes mais également celui de navigation à facettes orienté résolument vers l’utilisateur et destiné à épargner son temps en rendant la recherche plus pertinente [9]. Signalons, par ailleurs, une étude très documentée présentée lors du dernier congrès de l’IFLA par des chercheurs américains, intitulée : « Analyse des facettes des catégories utilisées dans les annuaires du Web : étude comparative ». Les auteurs y affirment que : « la classification à facettes est considérée comme pertinente pour organiser les ressources numériques ». Car, comparée à la classification hiérarchique, « la classification à facettes est souple et ouverte à de nouvelles catégories. L’approche par facettes est aussi plus appropriée pour représenter des idées ou des objets complexes. Elle est plus particulièrement utile pour organiser des pièces ou des documents complexes dans un environnement multidisciplinaire » Et ce, malgré quelques faiblesses comme la notation et la longueur des indices ; ce qui, en ces temps informatiques, ne joue plus un premier rôle [10]. Affaire (ou facettes !) à suivre donc ! - DEWEY Melvil Rangananthan lui voue une grande admiration. Il se réfère constamment à lui dans ses écrits car il le considère comme le créateur de ce qu’il qualifie « Ere de la classification ». Il lui envoie une copie de son ouvrage sur les lois de la bibliothéconomie. Il lui fait part de son intention de créer une classification. Dewey lui répond gentiment pour lui dire combien son projet est dangereux (« It’s very dangerous ! I have suffered »[1]. Les autres vous attribuent toutes sortes d’intentions pas claires et font des critiques nombreuses. Alors pourquoi ne pas accepter et adopter un outil déjà fait ?
Ranganathan lui fait remarquer que la DC méconnaît profondément l’Inde. Dewey opine « je sais que la DC est pleinement américaine, ou au mieux anglo-saxonne… ». Il propose alors à Ranganathan de créer une classification prenant en compte la réalité indienne en promettant de l’intégrer dans ses prochaines éditions. Ce qui ne sera jamais fait ; le schéma de base de la DC ne convenant pas du tout à l’esprit de ce mathématicien.
On peut noter que Ranganathan méconnaît tout autant dans sa classification la réalité occidentale. Les classes de la religion de ces deux classifications permettent de le mesurer et de comprendre combien une classification est le reflet, dans un temps donné, d’une culture donnée. Ainsi Dewey fait une part importante aux religions chrétiennes renvoyant les autres religions au seul indice 29. Ranganathan fait la même chose qui ouvre sur les classes : hindouism, jainism, bouddhism… avec une seule classe prévue pour le christianisme. - Documentation Comme Paul Otlet, Ranganathan perçoit bien les objectifs spécifiques de cette nouvelle branche de l’information, sa complémentarité, -mais aussi son originalité-, avec la bibliothéconomie. Pour lui, il ne doit pas y avoir de barrières entre ces deux domaines. Toutefois, la documentation doit vivre par elle-même et avoir ses instances propres. Ranganathan passe très vite à l’acte en faisant partie, dès 1948, d’un Comité national pour la documentation créé en 1947 au sein de l’Indian Standards Institution. Il émet l’idée de création d’un Centre national de documentation, chargé de la politique documentaire de l’Inde. Ce sera l’INSDOC. Il devient professeur honoraire du Documentation, Research and Training Centre fondé à Bengalore par Nehru, alors premier ministre. Ce centre organise dès lors, dès 1963, un séminaire annuel international. Eric de Grolier, grand admirateur de la sagesse et de l’intelligence de ce professionnel de l’information mesure son action par rapport à l’état de la France, à la même époque : « Dix volumes de Papers and proceedings ont été publiés… Nous n’avons en 1973, aucun Institut comparable à celui de Bangalore, onze ans après la fondation du DRTC » [3]. Ranganathan suscite de nombreuses recherches dans des directions très diversifiées telles que l’automatisation des recherches documentaires ou la librametics ou bibliométrie. Il rejoint en ce sens l’idée émise par Paul Otlet sur la nécessité d’avoir des indicateurs scientifiquement élaborés permettant une meilleure gestion des organismes documentaires.
- Enseignement et Formation Enseignant en mathématiques en ses débuts, Ranganathan comprend très vite son rôle de formateur. Son premier article a, à cet égard, un titre très explicite : Introduction à l’étude de la formation du caractère (1916). Devenu bibliothécaire, il crée à Madras une école de bibliothécaires sous les auspices de l’Association des bibliothécaires de Madras et prend une part très active au programme de formation.
Il définit lui-même sa technique d’enseignement : « peu de conférences, un minimum de discours unilatéral, pas de dictées de notes, pas de gavage ». L’élève doit apprendre par auto-instruction, en communiquant et en discutant dans la classe ou dans des groupes. Il doit faire des « tutorial work » ou travail guidé. Le professeur doit susciter la réflexion de ses élèves. Comme Socrate, Ranganathan pratique la maïeutique. Il forme des disciples plus que des élèves. Les enseignants documentalistes ne peuvent qu’adhérer à cette attitude qui défendent toujours l’idée d’enseigner autrement en mettant l’élève au cœur de son apprentissage. - Indexation voir aussi PMEST
Ranganathan prévoit dans sa classification des termes précoordonnés ou composés et des termes à postcoordonner (uniterm ou isolates). Par ailleurs, il distingue trois niveaux d’indexation :- une indexation superficielle qui traduit de façon très générique le contenu du document et donc incomplète le contenu informatif d’un document.
- lui vise une indexation en profondeur (depth analysis) qui permet de différencier des documents très proches dans leur contenu
- il distingue en effet les macro-sujets, les micro-sujets et les sujets ponctuels.
Il propose une méthode d’analyse en 9 étapes [11] :
0 point de départ : c’est le titre brut de l’ouvrage à classifier (exemple emprunté à Eric de Grolier [12] «réparation du moteur Diesel»
1 explicitation du titre : «en construction mécanique, réparation d’un moteur Diesel à la suite d’une défaillance»
2 réduction aux termes essentiels éliminant les mots vides : «construction mécanique, réparation, moteur Diesel, défaillance ou panne»
3 analyse en facettes : la facette principale est : « construction mécanique »
la Personnalité : «moteur diesel»
l’énergie : «réparation et défaillance»
4 transformation du titre : «construction mécanique ; moteur Diesel ; défaillance ; réparation»
5 standardisation des termes ou passage du langage naturel au langage classificatoire proposé : «génie mécanique ; moteur Diesel ; défaillance ; réfection»
6 codage des descripteurs nécessitant d’avoir l’édition de la CC pour construire l’indice
7 Indice du sujet D9 L22 : 4 : 6, où :
D représente les sciences appliquées,
9 le génie mécanique,
L22 (le sujet : ici le moteur Diesel) ;
: indique la facette Energie et ce à deux niveaux
: 4 défaillance
: 6 réfection
8 vérification : on vérifie l’indice en le retraduisant en langage naturel
- Notation La notation est mixte composée de nombres arabes, romains et de majuscules et minuscules latin et (bizarrement) de lettres grecques. C’est là un des points faibles de cette classification dont la notation ne respecte pas la règle théorique concernant la « pureté », respectée, par contre, parfaitement par les classifications décimales. La notation de Ranganathan se révèle effectivement assez complexe qui comprend des lettres majuscules pour indiquer les classes, des chiffres décimalisés pour indiquer les facettes, des symboles alphanumériques pour les subdivisions communes, des signes de ponctuation pour les relations entre sujets et enfin des lettres minuscules pour les relations entre les classes.
- PMEST ou facettes fondamentales Elles sont au nombre de cinq par lesquelles toute idée peut être examinée. Certains reconnaissent un trait caractéristique de la pensée philosophique hindoue qui considère tout acte sous ses cinq aspects de base. Ranganathan déclare d’ailleurs la difficulté de définir ces facettes fondamentales. Il qualifie lui-même la facette Personnalité, « d’ineffability of personality » (rapport FID/CA du 15 juin 1959).
Personnalité désigne les notions centrales des documents. Cette facette répond au questionnement du sujet : de quoi parle le document analysé ? Elle est donc présente dans chaque classe de la CC, contrairement aux autres facettes. C’est l’objet d’étude d’une discipline déterminée. L’examen des divisions de la facette P appliquée à la bibliothéconomie permet de comprendre ce que cette facette recouvre : les catégories de bibliothèques : « bibliothéques mondiales/nationales/académiques/d’entreprises/… ».
Matière désigne les matériaux qui composent une entité. Elle n’existe pas pour toutes les classes mais reste facile à comprendre. Par exemple, dans la sous-classe « sculpture » rattachée à la classe principale « art », elle permet de préciser le matériau dans lequel est réalisé l’œuvre d’art. Ainsi LE PENSEUR de Rodin est analysé comme appartenant à l’art, dans l’art à la sculpture, la sculpture représente un homme, réalisée en bronze (matière).
Energie désigne les relations entre les entités. Elle s’applique aux actions, processus, fabrications, opérations. En économie, par exemple, elle regroupe les concepts de consommation, de production, de transport, de distribution, de commerce… Mais toutes les classes, telles par exemple, les classes littérature et droit, ne disposent pas de cette facette
Space et Temps sont facilement compréhensibles, intégrés dans les classifications sous forme de subdivisions communes.
On a reproché à Ranganathan d’avoir créé une sorte de « langue ranganathanienne » qui ne facilite pas la compréhension de la classification en dehors des initiés. Pourtant, cet obstacle est dépassé dès lors que l’on utilise des exemples pour la lui faire assimiler. Le plus pédagogue, en ce sens, est incontestablement un des spécialistes des langages documentaires : Jacques Maniez expliquant la classification à facettes à partir du code INSEE où chaque chiffre ou groupe de chiffres représente une « facette » ! [13]. Ranganathan reconnaît d’ailleurs avec un humour très oriental avoir puisé dans une « idée-surprise » les principes de sa classification, ce qui semble définir significativement la base intuitive de sa pensée. Il raconte, en effet, comment l’idée de cette classification est née lors de la visite d’une usine de jouets Mécano : avec une douzaine d’éléments s’adaptant les uns aux autres, le démonstrateur fabriquait successivement un grand nombre de jouets mécaniques. La comparaison s’applique parfaitement à la CC. - Relation Ranganathan comprend très vite qu’il importe d’établir des relations entre les termes décrivant les contenus d’un ouvrage à classifier. Ces relations doivent différer selon qu’elles sont à appliquer à des contenus faisant parties de classes principales différentes ou de la même classe principale. Les membres chargés des éditions de la CDU adopteront ce point de vue en introduisant des relations « intra-facet », tels les : de la relation entre classes différentes, le signe de la barre oblique / pour signifier des relations à établir dans une même classe principale. Ranganathan crée ainsi tout un ensemble d’autres relations, telles la relation du point de vue ou relation « résiduelle ou bias relation » qui se rapporte à un sujet exposé d’une manière spécialement destiné à des spécialistes d’un autre domaine. On peut donner pour exemple un ouvrage de psychologie écrit à l’intention des médecins.
- Schéma d'une classification à facettes Schéma d’une classification à facettes : les classifications de type monohiérarchique privilégient à chaque niveau de division un seul critère. Au contraire, les classifications pluridimensionnelles, de type polyhiérarchique, cumulent et coordonnent au premier niveau de division plusieurs critères communs. Michèle Hudon établit le tableau suivant [14] :
Schéma de classification énumératif
Evaluation
Evaluation des personnels
Evaluation des contractuels
Evaluation des occasionnels
Recrutement
Recrutement des personnels
Recrutement des contractuels
Recrutement des occasionnels
Schéma d’une classification à facettes
Facette action administrative
Evaluation
Recrutement
Facette objet
Personnels
Contractuels
Occasionnels
C’est ce que traduit également le schéma suivant établi par Ergopole [15] - Sémantique L’intérêt des facettes est de réduire l’ambiguïté du langage naturel par l’attribution d’une facette. Ainsi un œuf pour un naturaliste est un objet, pour le cuisinier c’est un matériau ; le verre est un objet mais c’est aussi un matériau : un verre en verre et un verre en cristal. En fait, les personnalités remplacent ici les notes d’usage ou d’application que nous trouvons dans nos thésaurus.
- Syntaxe Les formules classificatoires (c’est-à-dire les indices) répondent à une syntaxe rigoureuse répondant à la séquence PMEST.
Prenons pour exemple un document portant sur « la fabrication de gants de laine à Bradford au 19ème siècle »
La facette principale est Techniques de l’ingénieur
La personnalité est gant
La matière est laine
L’espace est Bradford
Le temps est 19ème La syntaxe prévoit l’analyse par cycles. Par exemple l’analyse d’un ouvrage sur la « pulvérisation de sulfate de cuivre sur la vigne pour détruire les germes de l’oïdium » donne lieu à une analyse en deux cycles :
Facette principale : agriculture
Personnalité : vigne
Energie : pulvérisation
Matière : sulfate de cuivre représente le premier cycle d’analyse, suivi du second où l’on reste toujours dans l’agriculture mais où la personnalité devient l’oïdium et l’énergie, la destruction. Ranganathan introduit également des niveaux que nous comprenons très bien aujourd’hui où dans nos thésaurus, nous établissons ou trouvons des relations partitives sans savoir que nous les devons à cet éminent chercheur. Ainsi un document portant sur « la culasse de la chambre de combustion d’un bateau à moteur » comprend trois niveaux. Personnalité 1 ou P1 désigne le bateau ;
P2 la chambre de combustion et
P3 la culasse. Suivez-nous dans l’exercice suivant : 1er document : Prévention de l’effet secondaire de l’injection d’antibiotique par piqûre intramusculaire à une vache atteinte de maladie de la langue en Asie tropicale en 1971
2e document : Prévention des maladies virales du riz au Japon en 1970. Voir la [solution].
Conclusion
« Ranganathan a exercé et exerce encore sur des générations de bibliothécaires et de documentalistes une fascination presque ésotérique, alors même qu’ils essayaient de maîtriser les subtilités de la fameuse Colon Classification » [16]. Lorsqu’il meurt, Eric de Grolier écrit : « il est trop tôt encore pour mesurer de manière précise ce que le monde de la documentation perd avec sa mort, et pour évaluer impartialement l’héritage qu’il nous laisse ».
Il écrit aussi : « Au cours d’une génération, il y a peu d’hommes dont, dans un domaine donné, l’on puisse dire qu’ils ont été des guides, des animateurs, en un mot, des Maîtres. Paul Otlet et Eugène Morel … Walter Hoffman et Nicolas Roubakine… ont joué ce rôle [Nous ferons la connaissance de ces auteurs prochainement]. S.R. Ranganathan l’a assumé, un peu plus tard, non seulement pour l’Inde, mais pour toute la communauté internationale… Il émanait de ce travailleur infatigable, de ce chercheur toujours prêt à remettre en question les résultats de ses propres travaux, une aura qui ne pouvait laisser indifférent. Disparu, son oeuvre restera, très longtemps encore, une source d’inspiration » [3].
En 2007, les professionnels de l’information et de la documentation sont en mesure de comprendre l’importance de cet héritage et la nécessité d’aller plus loin pour découvrir ou redécouvrir ce si éminent théoricien, humaniste et sage.
Solution :
Facette principale : médecine vétérinaire
Personnalité : P1 vache ; P2 langue
Matière : maladie virale
Energie : traitement
Personnalité antibiotique
Matériau injection musculaire
Matériau : effet secondaire
Energie prévention
Space : Asie tropicale
Temps : 971
Facette principale : agriculture
personnalité : riz,
Matière :maladie virale
Energie :éradication de la maladie, prévention
Space : Japon
Temps : 1970
*Ainsi qualifié par Sir Maurice Gwyer, contemporain de Ranganathan et vice-chancelier de l’université de Delhi
[1] Ranganathan’s Monologue on Melvil Dewey. Il s’agit de la retranscription d’une cassette conservée à l’université de Toronto, retrouvée par William Denton.
Ranganathan, grand admirateur de M.Dewey, y raconte des trois rencontres imaginaires avec cet éminent bibliothécaire américain. Et c’est plein de sel, d’humour et d’humanité.
http://www.miskatonic.org/library/ranganathan-audio.html
[2] RANGANATHAN, Shiyali Ramamrita. The five laws of library science. Asia publishing house, 1963
[3] DE GROLIER, Eric. Shiyali Ramamrita Ranganathan : 12 août 1892-27 septembre 1972. BBF, septembre –octobre 1973, t. 18, no 05, p.203-209
[4] CALENGE, Bertrand. Peut-on définir la bibliothéconomie ? BBF, mars-avril 1998, t. 43, no 02, p.8-20
[5] NORUZY, Alizera. Application of Ranganathan’s Laws to the Web. Welology [on line], décembre 2004, volume 1, numéro [15 p.], [page consultée le 27/04/07]. En ligne
http://www.webology.ir/2004/v1n2/a8.html
[6]
http://bibliodoc.francophonie.org/article.php3?id_article=127
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[8] HUDON, Michèle. Le passage au XXIe siècle des grandes classifications documentaires. Documentation et bibliothèques, avril-juin 2005, p.85-97
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[13] MANIEZ, Jacques. Des classifications aux thésaurus : du bon usage des facettes. Documentaliste-Sciences de l’information, juillet-septembre 1999, vol.36, no 4-5, p. 249-262
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[15] Ergopole. Quels alternatives aux systèmes hiérarchiques ? [on line]. [Page consultée le 06/04/07] . Accèssibilité :
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[16] DESRICHARD, Yves. Facettes : réflexions multiples sur l’information [Comptes rendus de lecture] . BBF, novembre-décembre 1994, t. 39, no 06, p.118-119

Lire Ranganathan
Ranganathan a beaucoup écrit (environ 1500 textes). Des livres fondamentaux sur l’éducation (Education for leisure, Rural adult education…), sur les mathématiques, bien sûr, mais surtout sur la bibliothéconomie. Arun Kanti Das Gupta rend compte de la richesse de l’activité et des publications de Ranganathan dans un ouvrage de plus de 400 pages intitulé : Essay in personal bibliography : a bibliography of writings on and by Dr S.R. Ranganathan. Asia publishing house, 1967. Ces livres sont écrits en anglais et peu, hélas, sont présents dans les bibliothèques universitaires françaises !
A lire
MANIEZ, Jacques. Des classifications aux thésaurus : du bon usage des facettes. Documentaliste-Sciences de l’information, juillet-septembre 1999, vol.36, no 4-5, p. 249-262