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par Christophe Dubois,
[octobre 2012]
Mots clés : imprimerie, dictionnaire, lexicologie
Pourquoi nous intéresser à Robert Estienne, 16ème siècle ? Nos CDI - et le web - mettent à disposition de nombreux dictionnaires à l'usage des élèves. Il s'agit là d'outils fondamentaux pour l'accès à la connaissance. Le bon usage du dictionnaire fait aussi l'objet d'un apprentissage méthodique : il est le compagnon inséparable de l'écriture, et se retrouve bien souvent aux prémices de la recherche documentaire. Si le dictionnaire a une très longue histoire (les premiers lexiques remontent à la plus haute antiquité), le dictionnaire de langue française, quant à lui, voit le jour en 1539, sous les presses de Robert Estienne, lexicographe et imprimeur, un humaniste de la Renaissance.
1503 : naissance de Robert Estienne à Paris
1526 : il établit sa propre imprimerie, succédant ainsi à son père Henri Estienne, premier d'une lignée d'imprimeurs réputés. Marié à Pétronille, fille de l'imprimeur Badius (Bade), il élève et instruit avec son épouse plusieurs enfants qui perpétueront la dynastie des imprimeurs Estienne
1527 : il imprime son premier ouvrage, Les Partitions oratoires de Cicéron.
1528 : il imprime la Bible d'Estienne
1531 : il publie le Dictionarium seu latinae linguae thesaurus
1532 : Thesaurus linguae latinae
1539 : il publie le Dictionaire francoislatin, contenant les motz & manieres de parler francois, tournez en latin
1544 : il publie Historiae ecclesiasticcu scriptores, Eusebii prœparatio et demonsiratio evangelica
1550 : il trouve refuge à Genève
1552 : il se convertit au calvinisme
1553 : Il publie la première Bible en français présentée selon un nouveau système de division en versets qu'il élabore, système aujourd'hui universellement utilisé
1557 : Traicté de la Grammaire Francoise
1559 : décès le 7 septembre, à Genève
La presse de Gutenberg a livré à l'Europe sa première production quelque cinquante ans auparavant. Le très renommé Parisien Henri Estienne (le père de Robert) met ses talents au service du livre en s'appropriant cette avancée technologique. Il réalise certaines des plus belles éditions de la Renaissance, notamment pour le compte de l'université de Paris et pour sa faculté de théologie, la Sorbonne. C'est le fondateur d'une lignée d'imprimeurs et d'érudits. Dans les premières années du 16ème siècle, en collaboration avec un Allemand, il imprime plus de 600 ouvrages en latin ! A sa mort en 1520, sa femme se remarie avec l'associé de feu son mari, Simon de Colines, afin de poursuivre son œuvre, ajoutant plus de 700 titres au catalogue.
Le jeune Robert collabore alors en société avec son beau-père et s'engage dans l'aventure de la diffusion de la connaissance. Si son frère François devient libraire, son frère Charles médecin et libraire-imprimeur, lui, à 23 ans, en 1526, ouvre une nouvelle imprimerie sur les traces paternelles. Il adopte l'olivier comme symbole pour ses éditions, et la devise ‘Noli altum sapere, sed time' [‘Ne t'abandonne pas à l'orgueil, mais sois dans la crainte']. Sa solide érudition n'entache visiblement pas sa modestie.
De nombreux ouvrages pédagogiques pour l'enseignement du latin et du français sortent de ses presses. Mais ce sont ses travaux de critique pour rétablir des textes anciens dans leur exactitude, la magnificence de ses éditions et sa maîtrise de l'art de l'imprimerie qui attirent rapidement l'attention du Roi François 1er. Ce dernier le désigne imprimeur du Roy en 1539 pour le latin, l'hébreu et le grec. Il est associé de ce fait à la production par Claude Garamond des poinçons de caractères grecs qui reproduisent l'écriture du scribe royal, Ange Vergèce, dont il se servira désormais pour imprimer les textes grecs classiques et bibliques. Il imprime donc pour le compte du roi, de l'université,… mais il produit à sa propre initiative des ouvrages d'érudition dont il est l'auteur, dont trois dictionnaires et des révisions de la Bible.
En ce début de 16ème siècle, la Renaissance en pleine effervescence et la Réforme conquérante s'emparent de l'imprimerie pour véhiculer des idées nouvelles.
« Tous s'accorderont […] à considérer le dictionnaire comme l'une des conquêtes de la civilisation moderne, comme une expression de cultures avancées, à la fois témoin et agent de la démocratisation des connaissances. » Bernard Quemada, Encyclopédia Universalis, (Dictionnaire) »
Nous avons peu d'éléments à notre disposition à propos des études que Robert a suivies. On sait seulement que très jeune il maîtrise déjà le latin, et que le grec et l'hébreu perdront rapidement leurs secrets. Sa réputation de linguiste érudit est établie avant même qu'il ne prenne la succession de son père à 23 ans. Il vit à une époque extraordinaire et adhère aux évolutions de son temps. Il veut accompagner la soif de connaissance et l'esprit de libre examen. La Renaissance française, qui couvre le 16ème siècle, s'appuie sur les extraordinaires possibilités en termes de diffusion de l'information qu'offre l'imprimerie. Elle se nourrit des avancées italiennes, s'étonne des grandes découvertes des navigateurs et revoit sa vision du monde, lit Rabelais et désormais écrit en français.
On le sait, le roi François 1er (1494 – 1547) soutien cette évolution notamment sous ses diverses formes artistiques et il va faire un choix décisif en matière linguistique : par l'ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 il fait du français la langue officielle du Royaume. Le français devient ainsi la langue du droit et de l'administration.
Cependant, cette langue n'est pas encore stabilisée et est méconnue des provinces. Pour s'entendre, et pour que la langue devienne un instrument commun, il faut un outil linguistique de référence. Le projet est déjà en préparation dans l'esprit de Robert Estienne : en 1539 – l'année même de l'ordonnance de Villers-Cotterêts - il met sous presse le premier véritable dictionnaire de langue française. Il s'agit d'un recueil de mots (dix mille items !), classés par ordre alphabétique, dont l'auteur donne le sens en latin et dont il illustre les usages par la proposition de multiples emplois en français traduits en latin. Il intitule son œuvre, à l'usage d'abord des étudiants, « Dictionaire » (avec un seul ‘n'…). Fort étonnamment, le terme ‘dictionaire' ne figure pas dans son répertoire ! Il faudra attendre 1680 pour voir le terme ‘dictionnaire' apparaître dans un dictionnaire monolingue (Dictionnaire francois contenant les mots et les choses, de César-Pierre Richelet.)
Cette œuvre de Robert Estienne est fondamentale car elle ouvre la voie au concept de norme, puis de standard linguistique pour le peuple et l'élite savante. La science de la description des mots et de leur mise en dictionnaire doit donc beaucoup au premier des lexicographes français.
Robert Estienne a également eu un souci de clarté et de pédagogie dans l'organisation même des entrées. Dans son dictionnaire de 1531 (Dictionarium seu latinae linguae thesaurus), il avait décidé de trancher dans l'indécision (et parfois l'incohérence) de son temps quant à l'ordre des entrées dans un lexique. Pour lui, c'est l'ordre alphabétique qui est pertinent, et non l'ordre étymologique. Et il faut s'y tenir du premier au dernier mot. Il va donc appliquer aussi ce principe à son dictionnaire bilingue de la langue française de 1539, en tenant compte des 3 premières lettres des mots. Ce qui nous semble évident aujourd'hui ne l'a donc pas toujours été…
Quelques extraits du dictionnaire :
Robert Estienne n'a pas le regard tourné vers le passé : son esprit est innovant et motivé par l'accès de tous à la connaissance. Sa réflexion sur la typographie est en cela fort moderne.
Les caractères de la lourde écriture gothique facilitent-ils l'accès au texte, ou au contraire sont-ils un frein ? Le respect de la tradition n'a pas pour lui de fondement : puisque les caractères romains sont plus légers et plus faciles à lire, alors il faut abandonner les options anciennes, dépassées par les ambitions universalistes de son temps. Ainsi il imprime la première bible qui abandonne la gothique.
La coutume alourdit les titres des ouvrages de formules et de gravures pompeuses. Robert n'apprécie pas cet usage et impose une nouvelle norme esthétique sobre et claire : la page de titre doit proposer des informations complémentaires utiles dans une police harmonisée permettant de dégager les termes significatifs. Il imprime selon cette norme les œuvres de Cicéron, édition saluée comme un chef-d'œuvre typographique.
L'accessibilité du texte pour le lecteur est sa préoccupation constante, nous l'avons donc compris. Et c'est également pour cette raison qu'il n'opte pas pour une orthographe phonétique (la question se pose encore en ce temps-là !) : l'œil devait sans difficulté distinguer les homonymes. Parallèlement à son Dictionaire, les œuvres qu'il imprime et ses choix orthographiques participent donc à stabiliser l'écriture de notre langue. La ponctuation plus normalisée commence également à concourir à l'accès au sens.
Une autre question pratique s'est posée à lui : comment permettre un repérage aisé d'une partie du texte à l'intérieur du livre ? Il résout cette question par la technique de la division et de la numérotation du texte : il découpe ainsi la Bible en versets, et ouvre la voie à son fils Henri 2 Estienne qui publiera notamment Platon et les Moralia de Plutarque avec une présentation innovante en paragraphes numérotés.
De même, Robert Estienne met en place dans ses éditions un apparat discret et rationnel de renvois et notes en bas de page.
On l'aura compris, Robert Estienne est loin d'être seulement un technicien de l'imprimerie. Il est aussi un lexicographe (aux visées nettement pédagogiques). Mais, plus encore, il a fourni un travail qui serait aujourd'hui la prérogative d'universitaires : les ouvrages qu'il imprime font l'objet d'une recherche critique et proposent notes et variantes. Il se spécialise dans la publication de textes anciens, grecs et surtout latins. Il écrit : on lui doit notamment une préface en grec pour l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée.
Mais étant plus qu'un imprimeur, plus qu'un lexicographe, il finit par s'attirer des ennuis : son travail d'érudition sur la Bible inquiète. Même si la version affinée qu'il imprime est saluée par de nombreux membres de la noblesse et du clergé, les docteurs de la Sorbonne, ayant décidé de frapper d'illégalité toute autre version de la Bible que la Vulgate, menacent l'imprimeur. La protection salvatrice de François 1er disparaît à la mort du Roi en 1547. Les conditions ne sont plus réunies pour que Robert Estienne poursuive sereinement son œuvre en France. Ses sympathies pour la Réforme protestante en pleine expansion sont jugées délétères.
Réfugié à Genève dès novembre 1550, il poursuit son travail critique sur le texte biblique et impose son schéma de division en versets, aujourd'hui universellement adopté. Son frère Charles reprend à Paris la succession de l'imprimerie Estienne.
Il poursuit jusqu'à sa mort son travail sur la langue française.
Robert Estienne était un homme aux multiples talents qu'il a su conjuguer au service de son temps, des étudiants et de l'avenir : imprimeur, lexicographe, philologue, linguiste, grammairien, son œuvre a marqué l'aventure de la diffusion et de l'accès de la connaissance au grand nombre. Rigoureux, il vérifiait l'exactitude des textes à imprimer, proposait des variantes référencées.
Pédagogue, il mit en place des normes, un apparat simple et clair, un système de numérotation des contenus pour leur repérage dans les grands textes ou les recueils. Il donna à notre langue son premier dictionnaire. Ses préoccupations étaient sommes toutes fort modernes, et impactent encore et toujours nos pratiques professionnelles dans la société de l'information.