Nicolas Roubakine

par Marie-France Blanquet,
[octobre 2007]

Mots clés : livre , Rubakin, Nikolaj Aleksandrovič (1862-1946)

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NICOLAS ROUBAKINE

Un des plus éminents représentants de l’intelligentzia russe, Nicolas Roubakine, injustement oublié aujourd’hui, consacre toute sa vie au livre. [1] « Vive le livre, s’exclame-t-il, l’instrument le plus puissant dans la lutte pour la vérité et la justice ». Eric de Grolier, déjà rencontré dans la biographie de Ranganathan, le salue comme un grand maître qui a ouvert les portes pour étudier de façon approfondie tous les phénomènes de l’écrit. Il apparaît comme un pionnier qui mène vers la théorie de la communication de masse, branche scientifique qui connaît son essor dans les années 50-70.
C’est à ce titre que ce puissant théoricien intéresse le professionnel de l’information et, plus spécifiquement, l’enseignant documentaliste très attaché au livre et à l’ensemble des problématiques qui lui sont liées.

Une vie et ses dates clés

1862 : Naissance de Roubakine, le 1er juillet à Orienbaum devenu Lomonossov, dans la région de Saint Pétersbourg. Sa mère est bibliothécaire et aura sur lui une profonde influence.

1881- 1887 : Roubakine fait des études de sciences à l’Université de Saint Pétersbourg où il a comme enseignant le chercheur russe bien connu : Dimitri Mendéléev qui lui laissera un souvenir inoubliable. Durant ses études, il prend part à des organisations estudiantines illégales, tournées vers la lutte contre l’analphabétisme des masses populaires. L’autodidaxie et l’éducation du peuple seront, plus tard, son seul et unique souci.

1886 : Roubakine est arrêté, accusé d’avoir diffusé des livres révolutionnaires. Il est privé du droit d’occuper un poste académique.

1889 : Il succède à sa mère à la bibliothèque qu’elle a créée en 1873. Il commence alors sa carrière professionnelle et son premier acte est de transformer cette bibliothèque en un centre d’éducation et de culture. Il découvre l’individualité de la lecture et commence ses observations sur les opinions des lecteurs, sur leurs appréciations des livres lus. C’est à cette époque que Roubakine devient chercheur. Il  entreprend des recherches scientifiques et crée ainsi un véritable laboratoire d’études sur la lecture visité par des écrivains, des savants, des journalistes qui partagent son action dans l’aide aux illettrés.

1890 : L’action de Roubakine attire l’attention, en particulier, de la presse. Il est alors invité à faire des conférences dans différentes sociétés culturelles. Il voyage à travers toute la Russie et fait créer des cercles d’autodidaxie.

1895 : Publication de son premier ouvrage : « Etudes pour le public russe de lecteurs »

1896 : Sa deuxième publication porte sur : « Le programme sur l’étude de la littérature ».

 A partir de cette date, Roubakine publie sans cesse de nombreux textes : 370 livres d’un tirage de plus de 20 millions d’exemplaires. Il écrit 350 articles dans 110 revues.

1906 : Au milieu des livres  ou Parmi les livres  selon les traducteurs rencontre un grand succès. Il y traduit avec force sa vocation de servir les lecteurs et des les amener, malgré la diversité des personnalités, des besoins et des niveaux, à lire.

1907 : Roubakine s’expatrie en Suisse mais garde un lien avec ses lecteurs et entretient une correspondance avec des milliers d’entre eux. Une grande quantité des ses lettres, dans lesquelles il donne des conseils et fait des recommandations individuelles, est conservée par les Archives nationales de  Moscou.

Par ailleurs, il ouvre sa bibliothèque de 7000 livres, ramenés de Russie,  ouverte à tous et prend, ainsi contact avec de nombreux savants comme Edouard Claparède et Paul Otlet, occupé alors à fonder l’Institut international de bibliologie. Ces derniers l’encouragent fortement à approfondir ses recherches.

1916 : Romain Rolland qui est devenu un de ses amis le décrit ainsi dans son Journal : « Un homme à environ 60 ans, avec une barbe grise et les cheveux épais… Un savant très original, un grand travailleur, toujours absorbé par ses recherches sur la Bibliopsychologie ». [2]

1916 : Paul Otlet publie dans le journal « L’Interne » (Lausanne, Léon Martinet éditeur) une série d’articles sur l’autodaxie où il essaie d’appliquer la méthode de Roubakine qui consiste à connaître le lecteur afin de comprendre sa demande ou son attente. Dans le même temps,  Adolphe Ferrière publie dans les Archives de Psychologie (Genève) une étude intitulée : « La psychologie bibliologique d’après les documents et les travaux de Nicolas Roubakine ». C’est dire la reconnaissance par ses pairs et contemporains !

La création d’un comité de recherche réunit l’Institut international de bibliologie et l’Institut J.J Rousseau de Genève et se concrétise par la fondation de la section de bibliopsychologie dont Roubakine est nommé directeur.

1917 : La révolution russe prend fin et Roubakine reprend contact avec des éditeurs russes. Il enrichit ainsi sa bibliothèque, toujours  ouverte à tous et contribue ainsi grandement à faire connaître la littérature russe en Europe.

1922 : Publication en deux volumes de son œuvre capital : « Introduction à la psychologie bibliologique : théorie et pratique » [1], dédiée à ses amis, Paul Otlet et Adolphe Ferrière.

1928 : La section de Bibliopsychologie devient l’Institut international de Bibliopsychologie.

1930 : Le gouvernement russe alloue à Roubakine une pension de retraite à perpétuité, en reconnaissance de son œuvre.

1946 : Décès de Roubakine, le 23 novembre. A sa demande, il est enterré à Moscou et son fils respecte ses dernières volontés en faisant le don de ses 130 000 livres et archives  à la Bibliothèque Nationale russe, alors bibliothèque Lénine.

Une OEUVRE en mots clés

  • Auteur La situation particulière de l’auteur est dans la création d’un document destiné à être lu par un nombre indéterminé de personnes. « Un livre naît dans l’âme de l’auteur ». Il importe donc de connaître le processus de la création littéraire, la force agissante des mots choisis car l’auteur se reflète lui-même dans le choix des mots, dans la composition des phrases, du sujet, du plan. Roubakine rappelle la formule de Buffon : « le style, c’est l’homme ».
    Par ailleurs, tout auteur est forcément un lecteur. Roubakine insiste dans son œuvre sur cette impossible coupure à opérer entre l’acteur auteur et l’acteur lecteur. Un livre, c’est une œuvre écrite par un homme engagé dans sa rencontre avec d’autres hommes : ses lecteurs. Car il a compris la haute valeur du livre en tant que réactif de l’âme humaine mais, comme le lecteur à qui il propose son œuvre, il est la manifestation d’une vie individuelle mais aussi sociale. Un auteur ne peut pas ne pas penser à ses lecteurs dans ses choix. Et pourtant, remarque Roubakine, de façon très poétique, trop peu d’auteurs cherchent à s’adapter à leurs futurs lecteurs : « A l’heure actuelle, l’immense majorité des auteurs de manuels et de livres de vulgarisation scientifique peuvent être comparés à des rossignols qui chantent pour leur propre plaisir. La plupart d’entre eux s’intéressent bien peu à la façon dont les lecteurs comprendront leurs ouvrages ».
    Ces auteurs de tous les pays et de tous les temps, peuvent-ils faire l’objet d’une typologie ? C’est là une des missions de la bibliopsychologie qui permet, entre autre, de comprendre les liens étroits qui unissent auteur et lecteurs. Ces derniers se reconnaissent souvent spontanément dans un type d’auteur, dans un type d’écriture. Ils lisent tout ce que cet auteur publie. Roubakine veut analyser scientifiquement cette typologie créée individuellement par chaque lecteur quand il devient un lecteur assidu d’un auteur. Mais un lecteur peut également lire un auteur du fait de sa célébrité méritée ou non et méconnaître, faute de formation, les autres qui, qualitativement, lui conviendraient mieux. C’est, pour éviter l’enfermement par méconnaissance, dans un seul type d’auteur qu’il donne à l’école le rôle d’apprendre le livre dans sa diversité et celle de ces créateurs.
  • Bibliopsychologie « Moyen d’humaniser l’humanité », parce qu’elle veut trouver les moyens d’armer l’individu contre ceux qui cherchent à l’opprimer, la bibliopsychologie étudie les phénomènes psychologiques liés à l’existence du livre et des richesses livresques de l’humanité et déterminés par ceux-ci. Cette science veut donc étudier le livre et son influence de façon complètement exhaustive : sa portée culturelle et sociale mais aussi et surtout sa portée sur l’être psychique du lecteur : émotion, représentation mentale, volition. « Un lecteur, explique Roubakine, lit un livre : pour la psychologie bibliologique, ce phénomène signifie : tel organisme physiologique et psychique subit l’action de tel objet ou plus exactement de tel appareil, de tel instrument connu sous le nom de livres et qui agit de telle façon sur l’organisme en question. Quelle est la nature de cette action ? » [1]
    Cette science, qui doit se doter d’un appareillage scientifique dédié avec des expérimentations, des méthodes, l’élaboration d’outils statistiques, mathématiques, a donc pour objet les phénomènes psychologiques liés à l’existence du livre et des deux acteurs que ce dernier réunit : le lecteur et l’auteur. Roubakine insiste sans cesse sur cette triade : livre/auteur/lecteur. Son idée essentielle est que tout lecteur est une variable indépendante et donc qu’un livre, en tant qu’il est lu, est fonction de celui qui le lit. Il illustre cette idée en donnant des exemples variés : un même livre lu dans une période heureuse de sa vie n’aura pas la même influence que lu dans une période malheureuse. Un livre lu dans sa jeunesse n’a pas le même « goût » plus tard. Le livre, c’est votre mentalité, affirme-t-il ainsi.
  • Bibliographie Cette science s’occupe de la description des livres, indépendamment de la façon dont ils sont lus et de leur action sur les différents lecteurs. Elle doit, selon Roubakine, surmonter la description uniquement fondée sur des éléments extérieurs : formats, titres… et s’orienter vers la psychologie du contenu du livre. « La bibliographie, écrit-il, se rapporte à la bibliopsychologie, comme l’anatomie de l’organisme humain se rapporte à la physiologie et à la psychologie de l’homme, une partie de l’ensemble. ».[1]. Il demande qu’on ressente toujours l’homme derrière les livres.
  • Bibliologie Sous ce nom, on désigne l’ensemble de toutes les sciences traitant le livre. La bibliographie comme la bibliopsychologie en sont donc des branches. En créant la bibliopsychologie, Roubakine dépasse les phases descriptive et encyclopédique, vécues par les premiers bibliologues, pour faire entrer la bibliologie dans une phase scientifique. En ce sens, on peut le considérer comme l’un des fondateurs de la science de l’information dont il pose un socle.
  • Bibliothécaire Roubakine parle beaucoup des bibliothécaires et de leurs tâches de gestionnaires de fonds. Il a une idée précise des principes sur lesquels doit reposer toute politique d’acquisition (voir ce terme). Il parle de signalétique, de catalogues, de classification. Mais son souci de l’homme l’entraîne plus loin dans le rôle social qu’il confère aux bibliothécaires. Ce sont des hommes qui rencontrent des hommes et qui ne peuvent parfois ignorer leur détresse, leur chagrin. Il donne alors au bibliothécaire un rôle d’écoute qui se concrétise à travers le livre choisi et répond ainsi aux préoccupations du lecteur. Un bibliothécaire doit : « considérer tout lecteur comme un être intégral, comme une personnalité humaine qui pense, sent et souffre et il doit l’aider comme tel ». Entre parenthèse, évoquons, à ce sujet, la fermeture de certaines bibliothèques universitaires américaines, re-ouvertes en urgence quand les décideurs en ont compris le rôle social !
  • Bibliothèque De façon très pratique, Roubakine décrit deux types de bibliothèques : bibliothèques de dépôt dont la mission de collecte et de conservation rappelle celle des bibliothèques nationales et bibliothèques de culture générale ouvertes aux publics et dont la mission première, qui rappelle celle des bibliothèques de lecture publique, est de permettre un accès facilité aux livres utiles aux lecteurs. Ces bibliothèques là doivent être organisées en fonction du lecteur, de façon à faciliter et à stimuler la circulation des livres pour intensifier au maximum leur influence. Elle ne doit pas attendre que les lecteurs viennent à elle, car c’est elle qui doit s’emparer d’eux. Sans jamais l’exprimer explicitement, Roubakine recommande l’organisation d’une bibliothèque à partir de ce que nos contemporains nomment les centres d’intérêt. En ce sens, elles doivent présenter une palette extrêmement diversifiée d’ouvrages pour correspondre au maximum à tous les types psychiques de lecteur. Le lecteur, quel qu’il soit, doit y trouver le livre qui lui convient. « La bibliothèque doit indiquer et donner au lecteur, non seulement de bons livres, mais encore des livres qui répondent au caractère personnel de chacun. La bibliopsychologie offre à la bibliothèque tout un système de moyens permettant de rapprocher le livre et le lecteur, par exemple, un catalogue spécial, des manuels pour l’auto-instruction, des cartes murales, des schémas, des annonces, des conversations avec le bibliothécaire. La bibliothèque doit l’intéresser, l’exciter, l’entraîner, le séduire ; elle doit être un vrai centre d’instruction extra-scolaire »[1].
    Il est, par ailleurs, intéressant de relever l’idée de la bibliothèque universelle que défend Roubakine quand il écrit : « Nous désignons sous le terme de bibliothèque… toute la multitude de livres créés par l’humanité au cours de sa longue existence. En nous plaçant à ce point de vue, toutes les richesses livresques de l’humanité ne se présentent que comme une bibliothèque gigantesque et unique ouverte à tous ceux qui désirent y puiser » [1]. En ce sens il rejoint son contemporain Paul Otlet, mais il rejoint également, par delà les temps, nos contemporains qui décrivent le réseau Internet comme une bibliothèque encyclopédique et universelle !
  • Brouillon d'auteur Roubakine insiste sur l’intérêt de l’étude à l’école des brouillons d’auteurs. L’étude des corrections, les retouches, les ratures, les recherches du mot convenable représente un grand intérêt pour comprendre l’auteur mais aussi la difficulté de l’écriture. Qu’écrirait-t-il aujourd’hui où disparaissent les manuscrits ?
  • Censure voir influence du livre
  • Diaspora du livre Emprunté à l’histoire juive, le terme de diaspora est un moyen pour Roubakine d’insister sur le rôle de l’environnement social, l’importance du lieu et du temps d’un livre et donc des lectures différentes que l’on peut en faire. « Chaque livre, chaque type psychique et social du livre ont leur diaspora, c’est-à-dire un champ de diffusion où ils se répandent et où ils exercent le maximum d’action » [1]. On a ainsi remarqué que la diffusion et la lecture d’un livre entraînait une plus grande diffusion des autres livres. De là, l’habitude d’éditer les livres par « séries », par « bibliothèques », etc. Le titre de chaque série indique déjà à quelle diaspora les livres de cette série sont destinés
  • Dysfonctionnement La bibliopsychologie s’intéresse forcément aux troubles de la parole, de l’écriture et, bien évidemment de la lecture. Quelle qu’en soit l’origine, le bibliopsychologue doit être très attentif à ces dysfonctionnements. Roubakine rappelle à plusieurs reprises dans ses ouvrages, le cas d’Hélène Keller aveugle, sourde et muette qui surmonta ses terribles handicaps et obtint ses diplômes universitaires.
  • Editeur et édition Dis moi ce que tu édites et je te dirai qui tu es ! Roubakine a une approche de psychologue pour les éditeurs et les maisons ou groupes d’édition. L’aspect extérieur du livre exerce, en effet, une influence psychique sur le lecteur : le titre, la couverture, le format, les caractères, le papier, les dessins, la couverture, ont un impact sur lui, surtout dans les livres d’enfants. Cela l’entraîne à proposer une typologie discernant l’éditeur de type intellectuel qui publie des ouvrages scientifiques, des maisons d’édition émotives et volitives (ouvrages de propagande, par exemple), des maisons d’édition-action avec des livres pratiques, celles qui éditent des manuels, des livres de piété, des livres de luxe… Le documentaliste qui connaît la planisphère de l’édition française établie annuellement par Livres-Hebdo n’a aucun mal à mettre des noms dans ces descriptions !
  • Influence du livre Roubakine rappelle les propos de la tsarine Catherine II : « Il ne faut pas donner d’instruction à la plèbe, parce que si elle vient à savoir autant que vous et moi, elle n’obéira plus autant que maintenant » [1] . Toute sa vie sera consacrée à lutter contre cet obscurantisme égoïste et indigne.
    Par ailleurs, Roubakine a des pages émouvantes pour décrire censure et autodafé dans ce pays qui est le sien et qu’il aime tant. Il rappelle que, avant d’arriver au lecteur, un livre devait passer parfois par six censures et que la police brûlait des centaines de milliers de livres chaque année. Il cite Hobbes, Renan, Schiller, Hugo, Goethe… comme auteurs dangereux.. Et la lecture de ces grands noms lui donne une force supplémentaire pour défendre le livre comme outil de lumière.
  • Document, parole cristallisée Comme Otlet et de nombreux autres savants, Roubakine défend le livre mais souligne le rôle de tout type de document dans l’éveil des personnes. Un document image, par exemple, - une image vaut mille mots !- est plus approprié pour apprendre à l’enfant ce qu’est un caméléon qu’un texte bien écrit. « La biblio-psychologie, rappelle-t-il à ce sujet , est une synthèse poursuivant son but particulier qui est l’étude de la force agissante du discours cristallisé » et ce discours cristallisé s’incarne souvent dans le livre et le texte. Cependant, avec une grande prémonition, qui rend cet auteur d’une constante actualité à l’heure du livre électronique et du web 2.0, Roubakine envisage d’autres supports possibles de ce discours ou parole cristallisés qui, en aucun cas, ne changent l’objet d’étude de base : le lecteur.
    Il importe d’insister sur ce concept de parole cristallisée pour comprendre que les travaux de Roubakine, « n’ont pas pris une ride », face à ceux qui prétendent que le web 1 a été l’ « assassin » du livre, qui avancent aujourd’hui l’idée de redocumentarisation, axée sur la disparition du document au sens traditionnel du terme ; le web 2.0 devenant l’ « assassin » du document. Ces auteurs ne tiendraient probablement pas ces propos s’ils intégraient dans leurs réflexions le concept de parole cristallisée. Le document sous toutes ses formes existe puissamment ; le nombre d’auteurs ont explosé sur la Toile et leurs discours cristallisés aujourd’hui sous forme numérique ne change en rien la problématique de base : leur texte ne prend vie que par le lecteur !
    En ce sens R. Estivals a raison d’écrire que : « Les problèmes évoqués par N.Roubakine se situent au centre des préoccupations non seulement de la bibliothéconomie et de la bibliothécologie mais aussi de l’évolution intellectuelle moderne de l’humanité » [3].
  • Image mentale et introspection A plusieurs reprises, Roubakine insiste sur l’individualité des lecteurs. Il donne de nombreux exemples. Nous avons choisi celui du mot « mer » qui paraît le plus explicite. Ce mot renvoie à plusieurs connaissances ou souvenirs différents selon les individus : c’est l’image visuelle des vagues, l’empreinte auditive de leur bruit, l’empreinte olfactive de l’air marin, l’empreinte gustative de l’eau salée, l’empreinte tactile de son contact sur la peau… Roubakine invite le lecteur a une acquérir une méthode d’introspection systématique, à s’interroger toujours sur les livres lus, les sensations, les perceptions, les savoirs qui ont été éveillés de façon à lui permettre la construction de sa personnalité et de son individualité par lui-même. Cela lui permettra aussi de se reconnaître dans la typologie des lecteurs établis dans ce sens : lecteur à mémoire visuelle, auditive, motrice… et à se situer, donc à se construire librement. La lecture est une action importante dans la vie d’un homme. La méthode bibliopsychologique qui l’invite à en prendre conscience et à l’analyser de façon systématique l’entraîne, comme le voulait Socrate, à se connaître lui-même.
  • Lecteur La personne du lecteur est toujours à la base du système tout entier. « Le lecteur, c’est tout ». C’est à partir du lecteur que Roubakine introduit des principes bibliopsychologiques de description et de classification : par intérêt, par type de lecteurs, par type de livres. La force agissante d’un livre ne réside pas en lui-même, martèle-t-il, mais dans son rapport déterminé avec un lecteur. Le secret de l’énorme influence du livre ne réside pas dans le livre lui-même mais dans le lecteur. Ce n’est pas le livre qui est important mais la dépendance fonctionnelle de celui-ci vis-à-vis du lecteur. « Ainsi, un stupide roman de Ponson du Terrail… sera peut-être de plus d’utilité à tel ou tel lecteur qu’une œuvre de Dostoïevski ou de Victor Hugo… Il y a des lecteurs à qui Rocambole est d’un secours plus effectif que Léon Tolstoï. » [1]. Un livre de qualité médiocre vaut, parfois mieux que de détourner un lecteur de la lecture en lui mettant dans les mains un livre excellent mais qui ne lui convient pas. Il rejoint, en ce sens, les cinq lois de la bibliothéconomie formulées en 1931 par Ranganathan.
    Dis moi quel livre te plaît et ce qui te plaît dans ce livre et je te dirai qui tu es, car dans sa lecture un lecteur met toute sa personnalité, toute son individualité et non seulement son intellect. Ainsi, un livre a autant de projections qu’il a de lecteurs. Roubakine propose avec beaucoup de minutie une grille d’analyse, fiche de lecture, non pas sur le contenu de l’ouvrage lu, mais sur les circonstances de la lecture : âge, lieu, temps, durée de lecteur, état d’âme…
  • Lecture libre et lecture obligatoire Roubakine a des idées très claires sur le rôle des écoles et des lectures rendues obligatoires à travers décideurs ou pédagogues. « Elles étouffent l’individualité et le talent…». Le rôle de l’école n’est pas d’imposer aux élèves des lectures, mais d’apprendre à les choisir par lui-même, en respectant son individualité. Roubakine a des mots très durs qui qualifient le nivellement par le bas, par le biais de lectures imposées, « tueuses » de la force créatrice des personnalités et de leur talent. Les enseignants documentalistes ne peuvent rester indifférents face à de telles affirmations car Roubakine part en guerre contre toutes les statistiques qui refoulent l’individualité en présentant le lecteur moyen à l’origine de décisions qui ne respectent pas le lecteur non moyen ! Un lecteur est toujours un individu, une personne unique qui ne peut entrer dans des statistiques sans âme.
    Cela n’est pas en contradiction avec l’objectif de la bibliospychologie qui établi des typologies de lecteurs car ces dernières sont faites en respectant leur individualité. Elles se contentent de mettre côte à côte des individus qui lisent les mêmes livres afin de tenter de mieux les comprendre.
  • Lecture rapide et lisibilité Roubakine donne des recommandations pour apprendre au lecteur à lire de façon toujours plus claire et plus rapide. Il rappelle en ce sens, l’importance de la maîtrise du langage, c’est-à-dire de sa langue maternelle, et des mots qu’elle contient. Plus un lecteur connaît de mots, plus il lira vite et sans effort avec un degré de compréhension accrue. Notons au passage que Roubakine se moque des « snobs » qui ne peuvent écrire sans utiliser des glosses, des mots rares ou des néologismes ; ceci soit pour paraître plus savant que son lecteur, soit pour l’éblouir. C’est là un portrait que les professionnels de l’information reconnaîtront bien !
    La lecture entraîne Roubakine sur des chemins bien connus aujourd’hui de ceux qui se préoccupent de lisibilité ou d’oculométrie. Il analyse ainsi les problèmes de fatigue, en particulier de fatigue oculaire dans des termes que ne désavouerait par F.Richaudeau !
  • Littérature de jeunesse Roubakine collectionne les compostions d’écoliers. Il en rassemble 10 314 proposées par des maîtres d’école. Il en extrait des données pour la création de livres destinés essentiellement à la jeunesse et répondant à ses attentes ou préoccupations. En ce sens, il est pionnier car peu d’auteurs, avant lui, ont dit la nécessité d’une littérature spécifique liée à un âge de la vie. Il décrit ses conclusions avec précision dans son œuvre maîtresse. Elles portent sur le choix des mots, le rôle des synonymes, des mots abstraits… Car il existe toute une littérature dont le but est d’être utile, c’est-à-dire d’apprendre et d’éveiller.
  • Livre C’est avec celui de lecteur, un autre mot clé au cœur de toute l’œuvre de ce théoricien. Le sous-titre donné à sa principale étude le résume bien : La psychologie de la création des Livres, de leur distribution et Circulation, de leur Utilisation par les Lecteurs, les Ecoles, les Bibliothèques, les librairies, etc. – Théorie et Pratique [1]. Rien n’est oublié ! Roubakine aurait sûrement été enthousiasmé par l’actuel « bookcrossing » dont il a l’intuition dans ses textes.
    Le premier paragraphe de la Préface de l’auteur mérite d’être intégralement retranscrit : « L’auteur de cet ouvrage poursuit les buts suivants : il cherche à contribuer dans la mesure de ses forces 1 à combattre le chaos qui règne actuellement dans le domaine de la création du livre (c’est-à-dire dans le travail de l’auteur, de l’éditeur et de l’imprimeur) ; 2 à améliorer la circulation des livres, à la développer dans le sens quantitatif et qualitatif (travail du libraire, du bibliothécaire, du pédagogue, etc.) ; à faire économiser le temps et les forces au lecteur lors de l’utilisation du livre. Son but est donc de contribuer d’une façon générale à régulariser l’influence exercée par les livres sur les individus aussi bien que sur la société prise dans son ensemble. » [1]. Voila un programme dans lequel l’enseignant documentaliste a une place essentielle aujourd’hui.
    Roubakine est essentiellement préoccupé par l’étude psychologique des livres car elle donne la réponse à la question : quel livre convient à tel individu ? Il crée le concept de « livre qui convient », c’est-à-dire de livre qui est le mieux assimilé par tel lecteur et a le maximum d’action sur lui. Car un « bon » livre ne convient pas nécessairement à chacun. C’est pourquoi il importe d’établir une classification psychologique des livres posant les bases nécessaires « d’une organisation rationnelle de la lecture scolaire et extra-scolaire, ainsi que de l’organisation des bibliothèques ».
    Roubakine propose un catalogue de livres classés selon la théorie des facultés. On trouve par exemple Poé convoqué pour éveiller l’attention du lecteur (Double assassinat de la rue Morgue). Tolstoï, l’est pour la mémoire quand Cervantès l’est pour l’imagination. Pour la réflexion, on trouve des auteurs du monde entier : Balzac, Shakespeare ou Goethe quand arrivent Daudet ou Zola pour éveiller émotions, sentiments et passions… Toute la littérature mondiale pourrait être classifiée selon ces critères, défend Roubakine qui donne une liste de 19 points à examiner en ce sens.
  • Méthode et méthodologie « Le problème  "comment étudier" ?, déclare Roubakine, est aussi important que le problème "étudier quoi ?" Les enseignants documentalistes ne le contrediront pas ! « Le moment n’est-il par venu, interroge-t-il, de rejeter la méthode habituelle qui consiste à acquérir et à apprécier les connaissances en les divisant par sciences, c’est-à-dire en isolant nos connaissances en sciences distinctes ? »
    Il insiste, en particulier, sur la nécessité d’acquérir une méthode de mémorisation, de capitalisation des savoirs et des savoir-faire, c’est-à-dire, même s’il ne les nomme pas, des techniques documentaires (voir aussi : image mentale et introspection).
  • Otlet Roubakine connaît et admire fortement Paul Otlet. « On peut, dit-il à son propos, vraiment l’appeler un héros du livre ». Dans de nombreux écrits, Roubakine rappelle l’influence décisive que Paul Otlet dans la création de ce que l’on appelle aujourd’hui les sciences de l’information et de la documentation.
  • Politique d'acquisition Elle doit répondre à six principes. Le premier principe, c’est la prédominance de la personnalité. Les livres choisis doivent tous respecter la personnalité humaine, « sacrée et inviolable, en tout temps, dans toutes les conditions et sans aucune exception ». Le second principe est le suivant : prédominance de la vie sur le livre. Un livre ne traite jamais en même temps toutes les réalités de la vie. Les acquisitions doivent se faire de façon à faire comprendre à la lumière de toutes les sciences à la fois, un domaine quelconque de la vie et un problème quelconque s’y rattachant. Roubakine insiste très souvent dans ses ouvrages sur les concepts contemporains et multiples de transdisciplinarité, de pluridisciplinarité, multidisciplinarité... Il se rebelle contre ces murs qui séparent les disciplines et qui enferment les individus dans une seule branche de connaissance.
    Le troisième principe : tout livre n’est qu’un instrument, indique que c’est l’homme qui fait le livre tant au niveau de sa création que de sa lecture. Le livre peut donc devenir – quatrième principe- par la volonté de l’homme un instrument de « lumière, de liberté, de justice, de charité ». Tout ceux qui s’occupent des livres doivent comprendre et sentir cette grande vérité. Roubakine pense ici aux bibliothécaires, mais aussi aux enseignants et à leur responsabilité dans l’éveil des élèves à l’humanité. Le cinquième principe a fait et continue de faire l’objet de débat. Il porte sur la tolérance envers les différentes opinions. Enfin le dernier principe porte sur la nécessaire hétérogénéité des choix des livres correspondant à l’hétérogénéité des lecteurs. La premier principe porte ainsi sur l’Homme, le dernier sur les Hommes qui lui donnent vie.
  • Pornographie Roubakine avance très loin lorsqu’il aborde la question des livres pornographiques pris ici dans un sens très global pour expliquer l’habitude de l’alcool, de la drogue, d’excitants divers lors de la création littéraire (Freud, rappelle-t-il, attire l’attention sur le rôle important de ces excitants où la sexualité joue les vedettes !) mais aussi dans la réception littéraire, c’est-à-dire dans la lecture. Il indique que, selon l’âge ou le sexe, un même livre peut être l’occasion d’excitations sensuelles importantes, laissant froid un autre lecteur d’un autre âge, d’un autre sexe. C’est pour lui occasion de rappeler l’importance de la personne et de son individualité plurielle.
  • Refus de lire Il se manifeste de deux principales façons. C’est d’abord le refus de lire en général. C’est ensuite le refus de lire de façon nominative, tel ou tel livre.
    Dans le premier cas, le rôle de l’école et celui des bibliothèques sont de première importance.
    Dans le second cas, il s’agit de déterminer s’il s’agit d’un acte de snobisme (le Bourgeois ne s’abaisse pas à lire ce type de livre !), d’un manque d’information, de formation,…
  • Théorie de la littérature La bibliopsychologie en transforme l’approche. En plus de formuler des règles pour la composition de tel ou tel genre de production et d’étudier l’évolution de ces règles au cours des différents siècles, elle doit également s’efforcer d’expliquer l’effet psychologique de telle forme littéraire sur tel type individuel ou social.
  • Typologie des lecteurs Elle doit être établie en mariant plusieurs facettes, facettes anthropologiques (âge, sexe…), psychologiques (Roubakine se réfère à la classification des caractères établis par Malapert) et sociales (profession, culture, nationalité…)
    « Un individu isolé intéresse le bibliopsychologue non seulement en tant que personnalité. Il l’intéresse bien plus en tant que représentant plus ou moins typique de tel ou tel groupe psychique ou social » [1].
    Roubakine distingue quatre principales situations de lecture. La première qualifie la consultation, le feuilletage, … pour connaître plus ou moins le livre, se faire une idée de son contenu.
    La deuxième concerne l’étude du livre, la lecture d’apprentissage, faite pour comprendre, apprendre et s’approprier le savoir contenu dans ce livre. C’est le plus souvent la lecture scolaire.
    La troisième concerne la lecture d’écrémage, lecture documentaire de plusieurs ouvrages en même temps.
    La quatrième enfin concerne la lecture, prétexte à la méditation, à la réflexion, occasion de rencontrer au travers du texte lu, l’auteur, certes mais aussi et surtout les hommes.
  • Vulgarisation des connaissances Elle passe par l’action volontaire et réfléchie des décideurs chargés d’instruire. Car il importe que tout le monde, quel que soit son statut ou son niveau, puisse accéder à des connaissances exactes, acquérir une culture intellectuelle et, en particulier, un solide esprit critique.

Conclusion

Ce « géant de la pensée » attira sans cesse l’attention sur ces millions de personnes qui ne savent pas lire ni écrire. Et son arme pour lutter contre ce fléau humain fut constamment le livre. Il mérite de sortir de l’oubli car le livre est aussi, pour de nombreux enseignants et professionnels de l’information, un moyen pour permettre à tous de s’élever au niveau de culture nécessaire pour trouver en soi et à travers les autres le sens profond de la dignité humaine.

Les œuvres de Roubakine sont rares en France. On doit les rares publications qui existent de lui et sur lui à l’action d’une société savante : L’Association internationale de bibliologie : Ouvre ce lien externe dans une nouvelle fenêtrehttp://www.aib.ulb.ac.be/

Par ailleurs, le document principal [1] qui synthétise les idées de ce chercheur est difficile à lire car il fait référence à un ensemble d’études contemporaines, parfois oubliées ou très spécialisées dans le domaine de la psychologie. Cependant l’enseignant documentaliste peut tirer de la lecture de Roubakine de nombreuses pistes de réflexion.

[1] ROUBAKINE, Nicolas. Introduction à la psychologie bibliologique. La Psychologie de la Création des Livres, de leur Distribution et Circulation, de leur Utilisation par les Lecteurs, les Ecoles, les Bibliothèques, les Librairies, etc. Sofia : Association internationale de bibliologie, 1998. Tome 1 et Tome 2. ISBN 954 8834 03 3
[2] ROLLAND, Romain. Journal des années de guerre. Paris , 1952
[3] ESTIVALS, Robert. Roubakine, fondateur de la bibliologie scientifique. In Petite anthologie francophone de la bibliologie. Paris : SBS, 1993, p.72

Pour aller plus loin

HERSENT, Jean-François. Sociologie de la lecture en France : état des lieux (essai de synthèse à partir des travaux de recherche menés en France. Paris : Direction du livre et de la lecture, 2000

ROBINE, Nicole. Lire des livres en France des années 1930 à 2000. Paris :  Cercle de la librairie, 2000. ISBN 2- 7654 -0782- 7

ROUBAKINE, Nicolas. [Les] deux roues… Genève : Reggiani, 1917 (consultable uniquement sur place à la BNF)

ROUBAKINE, Nicolas. Qu’est-ce que la Révolution Russe ? Faits, statistiques, perspectives historiques et sociologiques. Genève : Atar, 1917 (consultable uniquement sur place à la BNF)

SAVOVA, Elena. Nikolaï Alexandrovitch Roubakine. Lectures, 1990, no 54, p.25-27

SIMSOVA, Sylva. Nicholas Roubakin and Bibliopsychologie. London : Clive Bingley, 1968

SOROKIN, Pitirim. La théorie bibliopsychologique de N. Roubakine et les sciences contigües (La question ainsi posée). Moscou : Livre les recherches et documents, volume XVII, p. 55-68