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Par Anne Rabeau pour Savoirs CDI,
[mars 2014]
Mots clés : sciences de l'information, métier : information et communication
Alexandre Serres est Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication, co-responsable de l'URFIST de Rennes, Université Rennes 2, Président de l'Association du Réseau des URFIST.
Alexandre Serres : Je suis venu aux Sciences de l'information et de la communication « de l'intérieur » pour ainsi dire, plus exactement du monde de la documentation, l'un des domaines professionnels liés aux SIC. J'ai travaillé d'abord pendant une dizaine d'années (dans les années 80) dans le réseau CNDP, où j'ai découvert et apprécié, dans un CDDP (Centre Départemental de Documentation Pédagogique), toute la richesse et l'importance de la documentation pédagogique à destination des enseignants. Au début des années 90, j'avais besoin d'évoluer et de changer de métier, et j'ai entamé une reprise d'études en m'inscrivant en licence au Département des Sciences de l'information et de la communication de l'Université Rennes 2. Je m'intéressais depuis plusieurs années aux problématiques et aux questions informationnelles et médiatiques, et le cursus en Infocom m'est donc apparu comme la filière universitaire la plus « naturelle ». Dans un premier temps, l'obtention de la licence en 1991 m'a permis de préparer le CAPES de Documentation, récemment créé, et de satisfaire mon projet initial de changement professionnel. Admis au CAPES en 1992, j'ai quitté le monde de la documentation pédagogique pour celui de la pédagogie de la documentation, si l'on peut résumer ainsi la différence entre réseau CNDP et CDI des collèges et lycées. Après l'année de stage IUFM en lycée, j'ai exercé, avec un très grand plaisir, comme enseignant-documentaliste pendant trois ans, dans un collège des Côtes d'Armor. Mais j'avais pris goût aux études théoriques et aux Sciences de l'Information et de la Communication et, tout en continuant de travailler, j'ai enchaîné, après la licence, une maîtrise, obtenue en 1993, puis un DEA en 1995. J'ai commencé alors un travail de thèse sur la documentation scolaire, qui constituait mon univers de référence. Par ailleurs, ce cursus universitaire m'a permis de postuler à un poste de PRCE Documentation qui se créait à Rennes 2, pour l'encadrement d'une nouvelle filière, qui m'intéressait beaucoup : un DEUST « Métiers des bibliothèques et de la documentation ». Recruté en 1996, j'ai été amené à laisser le monde de la documentation pédagogique des CDI pour celui de l'enseignement de la documentation à l'université.
Le fait de travailler à l'université est un facteur décisif pour pouvoir mener en parallèle un travail de thèse, et j'ai pu commencer vraiment mes recherches à partir de 1996, sous la direction de Jean-Max Noyer. Abandonnant mon premier sujet (les CDI et les « nouvelles technologies », comme on les appelait à l'époque), je me suis orienté vers un sujet de nature historique et théorique : l'histoire des origines d'internet et l'approche du processus d'innovation ayant mené à la naissance d'Arpanet, avec les outils et les concepts de la sociologie de la traduction de Bruno Latour et Michel Callon. Grâce à Jean-Max Noyer, j'avais pu découvrir, en DEA, les différentes pensées de la technique et de l'innovation, et notamment l'approche originale de Callon-Latour. Pour comprendre ce choix d'une thèse sur l'histoire des origines d'internet, il me faut préciser que mon autre discipline de « référence », qui constitue un centre d'intérêt essentiel pour moi, est l'histoire (avec des études d'histoire entreprises il y a longtemps, puis des cours par correspondance en Epistémologie de l'histoire). J'avais pu commencer à concilier histoire et SIC dans mon mémoire de maîtrise, consacré à l'histoire de l'hypertexte, en cherchant à montrer l'antériorité du principe sur ses réalisations techniques informatiques. La recherche sur les origines d'internet m'a permis de me plonger dans une histoire à la fois multiple, riche et complexe, entremêlant l'histoire de l'informatique, des réseaux, la cybernétique, la guerre froide, la contre-culture américaine, etc. J'ai pu accéder (grâce à internet !) à des sources de première main, les témoignages des pionniers de l'informatique et d'Arpanet.
La soutenance de la thèse en 2000, la qualification comme maître de conférences, puis ma nomination au poste de co-responsable de l'URFIST de Rennes en 2002, ont clos cette longue période d'étude et de travail de thèse et ont ouvert pour moi une autre période, celle de responsable d'une structure de formation continue, sur l'information scientifique, les outils et les usages du numérique.
Alexandre Serres : Il est vrai que les SIC sont très larges, très diverses. Elles touchent à beaucoup de domaines, sont au croisement de plusieurs disciplines (sociologie, épistémologie, ingénierie, psychologie, linguistique, philosophie…) et se partagent en de multiples sous-parties. C'est d'ailleurs cette richesse et cette diversité qui font leur principal attrait, selon moi. Les SIC sont toujours une sorte d'auberge espagnole, où se retrouvent et se côtoient plusieurs « familles » : l'étude des médias, la communication organisationnelle, l'épistémologie et les théories de la communication, bien sûr les « sciences de l'information », que les Anglo-Saxons appellent « Information science » et qu'ils distinguent d'ailleurs nettement des Media Studies. Pour ma part, je me situe plutôt, par mon parcours professionnel et mes centres d'intérêt, dans ce champ des sciences de l'information, lui-même assez diversifié. Les théories de l'information, la recherche documentaire, les systèmes d'information, la bibliothéconomie, les travaux sur l'indexation, la « maîtrise de l'information » (information literacy)… sont autant de composants de cet archipel des sciences de l'information. Aujourd'hui, en bonne partie du fait de la révolution numérique et de ses nombreux « brassages », nous assistons à une recomposition de ce champ, à des approches de plus en plus transversales, transdisciplinaires. Les cloisonnements disciplinaires éclatent et c'est une évolution intéressante. Et il devient d'autant plus difficile de se situer par rapport à un champ disciplinaire précis.
Pour ma part, je ne me suis jamais vraiment défini par une appartenance strictement disciplinaire et ma thèse, à bien des égards, n'était pas complètement dans le champ des SIC : en effet, l'histoire des réseaux ou les sociologies de l'innovation ne relèvent pas, stricto sensu, des SIC ; mais la nature hospitalière et transversale de celles-ci permet ce type de travail « aux frontières ». De même aujourd'hui, mes actuels domaines de recherche (les cultures de l'information) sont, d'emblée et par nature, transversaux.
Cependant, ce qui caractérise en réalité l'appartenance au champ des SIC, ne tient ni aux objets de recherche, ni aux références théoriques, ni aux méthodologies de recherche, mais bien à une approche, un regard, qualifié d'informationnel ou communicationnel, et qui se porte sur une infinité de phénomènes. Devant un même phénomène, là où le sociologue verra d'abord les aspects sociaux, l'historien les étapes historiques, le psychologue les dimensions cognitives ou psychologiques, le chercheur en SIC mettra au premier plan les dimensions informationnelles et/ou communicationnelles. Et à cette aune, je me situe clairement dans le champ des SIC, en cherchant à privilégier une approche informationnelle, tout en l'articulant, dans la mesure du possible, aux autres dimensions. La réalité est trop complexe pour pouvoir être comprise par une seule approche disciplinaire ! Plus que jamais, il faut croiser les approches, les disciplines, les expertises, sans renier pour autant ses propres attaches. Mon intérêt actuel pour les Humanités Numériques se situe d'ailleurs dans cette continuité « transdisciplinaire ».
Alexandre Serres : Depuis une dizaine d'années, mes travaux ont porté sur plusieurs thèmes de recherche, mais de manière très inégalement répartie. Je travaille surtout sur deux thématiques, complémentaires et même inséparables :
Le premier axe de recherche correspond à une préoccupation ancienne, née de mon expérience d'enseignant-documentaliste, et que je n'ai pas cessé de poursuivre, à travers différents projets, équipes et groupes de recherche : le Réseau des URFIST, FORMIST, l'ERTé « Culture informationnelle et curriculum documentaire », le GRCDI bien entendu, qui continue toujours ses travaux sur la culture et la didactique de l'information, l'équipe LIMIN-R (LIttératies Médias Information Numérique-Recherche), qui a posé les bases d'une réflexion collective sur les trois cultures de l'information, réflexion actuellement prolongée et renforcée par le projet ANR Translit, qui travaille sur la translittératie, projet auquel je participe. La réflexion sur la définition, les enjeux, les territoires, les contenus, les didactiques, etc., de ces cultures de l'information reste pour moi l'axe essentiel de mes recherches. Il s'agit d'un domaine en constante évolution, porteur d'enjeux éducatifs très forts : quelle formation des élèves, des étudiants, aux nouvelles « cultures » liées au numérique ?
Le deuxième axe de recherche est étroitement lié au premier et en constitue même l'un des symboles forts, selon moi : il s'agit de la question du filtrage et de l'évaluation de l'information en ligne, des différentes dimensions de cette thématique, de ses enjeux, notamment éducatifs. Si l'on considère que pour évaluer la crédibilité des sources, la fiabilité et la pertinence des informations, il faut mobiliser de multiples compétences et cultures, issues notamment des trois cultures de l'infodoc, des médias et de l'informatique, alors le lien entre la problématique de la translittératie et celle de l'évaluation de l'information apparaît une évidence. Nous travaillons actuellement au GRCDI sur le croisement de ces deux thématiques.
Par ailleurs, je m'intéresse également à la réflexion sur les problématiques de la trace, numérique et analogique, aux questions théoriques posées par les traces numériques. Comment penser les différentes problématiques de la trace, entre trace-indice et trace-mémoire, notamment ?
Mon quatrième axe de travail n'est pas un véritable axe de recherche, mais plutôt un sujet de curiosité constante, un thème de veille et de formation et, parfois, de recherche : il concerne les évolutions des outils, des processus et des usages de la recherche et du traitement de l'information en ligne. Il s'agit aussi pour moi d'une sorte d'obligation professionnelle, liée à mon rôle de formateur URFIST, car les URFIST se doivent de suivre les évolutions rapides touchant les outils informationnels, utiles aux étudiants et aux chercheurs. Je m'intéresse donc de près aux outils de recherche d'information, de veille, de curation, de gestion de signets, de cartes heuristiques, de text mining, de visualisation de l'information… La gamme des outils du web est immense aujourd'hui, mais il ne s'agit pas seulement de connaître et d'utiliser ces outils : il faut également réfléchir à leur logique, leur impact sur les modes d'écriture, de traitement, de diffusion et de publication de l'information, notamment scientifique.
Dans une même perspective de veille, de formation et de recherche, je m'intéresse également aux évolutions, aux mutations qui touchent le travail des chercheurs, aux nouvelles modalités de production, d'écriture, de publication, de diffusion de l'information scientifique. Qu'il s'agisse du phénomène des blogs scientifiques, de la thématique du Libre Accès (archives ouvertes, revues en libre accès), de l'ouverture des données de recherche, ou des Humanités numériques…, toutes ces thématiques m'intéressent de près en tant que responsable URFIST et aussi, depuis peu, en tant que président de l'Association du Réseau des URFIST. Les URFIST ont développé sur tous ces thèmes une véritable expertise depuis plusieurs années, expertise collective qu'il nous faut davantage faire connaître. Pour ma part, je m'investis actuellement, depuis quelques mois, dans la réflexion sur la notion et le champ des Humanités numériques, autrement dit sur la manière dont les recherches en sciences humaines et sociales, en arts, lettres et langues sont transformées par le numérique.
Enfin, à titre personnel, je reste bien sûr toujours passionné par ce qui fut mon sujet de thèse, l'histoire d'internet et des réseaux d'information, même si malheureusement, je n'ai pas beaucoup de temps à y consacrer actuellement.
Ces six thématiques, cultures de l'information, évaluation de l'information, question des traces, outils informationnels, évolutions de l'information scientifique et histoire des réseaux, sont bien entendu très spécifiques, plus ou moins éloignées l'une de l'autre, et je ne prétends sûrement pas être un spécialiste de chacune. Mais plusieurs fils rouges les relient, dont la pensée des rapports hommes-techniques, la notion d'information, et les nouvelles cultures en émergence. Ainsi, comment comprendre et essayer de « maîtriser » internet si l'on ne connaît rien de son histoire ? Comment former à l'évaluation de l'information si l'on n'intègre pas la réflexion sur et la connaissance, même minimale, des outils de recherche et de filtrage ? Comment penser la culture de l'information si l'on fait l'impasse sur la notion de trace ? Comment réfléchir aux mutations de l'information scientifique sans poser la question des nouvelles compétences nécessaires ?
Alexandre Serres : A l'instar de nombreuses recherches en sciences de l'information et de la communication, l'essentiel de mes travaux ont été surtout d'ordre théorique, réflexif, travaillant à partir de textes, de corpus d'autres travaux. Je n'ai pas eu, jusqu'à présent, l'occasion de faire des études de terrain ou des enquêtes de type sociologique. En revanche, pour mon ouvrage sur l'évaluation de l'information, j'ai été conduit à dépouiller de nombreuses enquêtes, à croiser les résultats, à faire des synthèses.
Actuellement, le recours aux outils d'analyse automatique (text mining) ou de cartographie de l'information constitue pour moi un sujet d'intérêt très important, et dans le cadre du projet ANR Translit, je participe aux travaux d'une équipe sur l'étude de corpus de textes dans les trois cultures de l'information (infodoc, médias et informatique), en utilisant différents outils d'analyse et de cartographie de corpus.
Alexandre Serres : Il est toujours délicat de vouloir « délivrer des messages » à une profession. Au nom de quelle légitimité ?
A titre personnel, j'insisterais sur la nécessité absolue d'une auto-formation permanente, pour rester à l'écoute des mutations en cours, liées évidemment au numérique, mutations très rapides et qui continuent de bousculer tous les cadres établis. La formation, et l'auto-formation, permanente est l'un des enjeux professionnels les plus cruciaux des années à venir. Il s'agit certes d'une évidence, mais les institutions, les organisations et les individus n'en prennent pas toujours la mesure. Cet impératif de formation permanente est particulièrement fort dans les métiers de l'information, confrontés plus que d'autres aux mutations technologiques, et les professeurs documentalistes le savent d'ailleurs très bien. Ma sensibilité personnelle à la formation continue vient à la fois de mon statut actuel de responsable d'une structure de formation, l'URFIST de Rennes, et d'une conviction profonde, que j'ai toujours défendue : l'une des clés majeures de tout changement réel dans l'enseignement secondaire comme à l'université passe par un effort massif de formation continue des personnels enseignants, confrontés à de nombreux défis, face aux nouveaux publics, aux nouveaux environnements socio-techniques, aux nouvelles pratiques informationnelles… Pour autant, il ne s'agit pas de courir après les innovations, de connaître forcément les derniers outils, etc., car la formation sur les « fondamentaux » du métier est certainement encore plus importante.
Dans le domaine plus spécifique de la formation des élèves à l'information, qui est pour moi le cœur de métier, la mission principale des professeurs documentalistes, j'ai toujours défendu avec d'autres l'idée, au fond assez simple, de donner la priorité à la compréhension des notions, à la connaissance d'un certain nombre de savoirs fondamentaux, sur les apprentissages procéduraux, ou les formations aux outils, trop souvent privilégiés dans les formations (du moins dans le supérieur). Or les outils passent, les principes restent ! Si un élève comprend le fonctionnement d'un moteur de recherche, d'un outil de veille, d'une plateforme de partage ou d'un outil de mind mapping, il saura s'adapter aux inévitables changements d'interfaces et de procédures. D'où l'enjeu central d'un véritable enseignement des savoirs et des cultures de l'information, autour de notions pérennes… Et d'où l'importance, pour les professeurs-documentalistes, de maîtriser les notions fondamentales de l'information-documentation, dont le champ ne cesse de s'étendre : en effet, aux notions documentaires traditionnelles (document, information, source, index, etc.) s'ajoutent des notions plus transversales, rendues cruciales aujourd'hui par les enjeux du numérique, comme les notions de crédibilité, de qualité de l'information, de pertinence, d'usage, de discours, d'identité numérique, de métadonnée, etc.