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par Christophe Dubois,
[mai 2012]
Mots clés : culture scientifique et technique
Al-Mamün est un calife de la dynastie abbasside dont l'autorité s'étend sur un immense empire qui va de l'Atlantique à l'Indus. Nous passerons sur les questions politiques et religieuses qui ont agité son règne. Retenons seulement que son accession au trône en 813 (il avait 27 ans) a été entachée par un conflit avec son frère aîné et qu'il était, de par ses influences familiales et philosophiques, d'un tempérament curieux, ouvert et tolérant.
Il était arabe par son père le Calife, et persan par sa mère. Il devra attendre 819 et la mort de son oncle pour que Bagdad le reconnaisse comme souverain légitime. Pendant son règne, le califat est soumis à bien des pressions intérieures et extérieures, notamment en raison de la lutte contre Byzance, accentuée pendant les trois dernières années de son règne. Si les vingt ans de pouvoir d'Al-Mamün ont été marqués par un certain recul territorial, il est majeur du point de vue culturel, et c'est cet aspect-là qui va nous intéresser.
Animé d'une pensée rationaliste, le calife décide d'ouvrir la société arabe aux trésors de la connaissance savante que les diverses civilisations anciennes et contemporaines ont progressivement constituée.
Septembre 786 : naissance d'Abû al-`Abbâs al-Ma'mün `Abd Allah ben Hârûn ar-Rachîd plus connu sous le nom d'Al-Mamün ou Almanon
799 : il est proclamé second héritier du califat par son père le calife Harun al-Rashid
809 : à la mort de leur père, Amin, le fils aîné et prince héritier, devient calife et proclame son fils comme successeur, initiant ainsi le conflit avec son frère Al-Mamün
813 : après l'assassinat d'Amin, Al Mamün devient calife
829 : il crée sur les hauteurs de Bagdad le premier observatoire permanent au monde pour explorer méthodiquement le mouvement des planètes.
830 : Al-Mamün marche contre Byzance, mais cette guerre est infructueuse et se prolonge jusqu'à sa mort en 833
vers 830 ? : fondation du Bayt al-Hikmā de Bagdad. Le calife finance scientifiques et poètes.
833 : il meurt près de Tarse et impose la poursuite de son œuvre.
L'ambitieux projet consiste donc à mettre à la portée des intellectuels et artistes de son califat et de l'étranger les écrits disponibles de son temps. La visée est universaliste.
Il existe déjà une bibliothèque à Bagdad, principalement à l'usage de la maison princière. Mais Al-Mamün veut lui donner une dimension et une fonction nouvelle. Il la fait donc évoluer et crée finalement le fameux Bayt al-Hikmā de Bagdad (la Demeure de la sagesse). Il s'agit de poursuivre l'objectif que la bibliothèque avait déjà et qui consistait à réunir un fonds documentaire important et de l'amplifier en visant l'exhaustivité. On veut sur cette base documentaire établir un socle (ou un tremplin) qui permettra non seulement d'archiver les connaissances d'alors mais aussi, et surtout, de les vérifier et les faire progresser. Le calife, éclairé et volontariste, fait venir à grands frais de l'étranger et des territoires nés de l'expansion de l'Islam de nombreux manuscrits syriaques, grecs, pahlevis, arabes... On obtient également d'Inde des textes sanskrits qui s'avèreront un précieux réservoir de données sur les mathématiques, l'astronomie et autres domaines scientifiques.
Afin que le projet prenne corps, il faut disposer d'une clé universelle : une langue unique. Ce sera l'arabe. Un effort considérable de traduction dans cette langue – elle-même enrichie par ce travail – est engagé. On embauche des traducteurs au Bayt al-Hikma pour restituer dans la langue du califat les œuvres écrites en grec, syriaque, sanskrit, etc.
Ainsi, les conditions sont réunies pour que chacun puisse puiser dans l'héritage scientifique et intellectuel reçu principalement des Grecs et des Perses, eux-mêmes, dans une large mesure, héritiers des Babyloniens et des Egyptiens.
Rapidement, la philosophie et la pensée scientifique grecques désormais accessibles en arabe se mettent à exercer une grande influence le monde intellectuel arabe qui voit s'épanouir en son sein la pensée spéculative, scientifique et artistique.
Le Bayt al-Hikma, devenu une sorte d'académie des sciences, fait de Bagdad au 9ème siècle l'équivalent de ce qu'avait été l'hellénistique Alexandrie d'Egypte des siècles plus tôt, un relai de ses traditions scientifiques et philosophiques.
Le mode de pensée grec convenait bien au calife, un homme résolument rationaliste qui avait discerné très tôt les limites qu'imposeraient au développement culturel et scientifique certains courants religieux ou la philosophie manichéenne persane. La connaissance n'est pas figée, ni sacrée : il faut la vérifier pour la valider et construire sur elle.
Les trésors désormais collectés et traduits doivent donc être soumis à la critique.
Le Bayt al-Hikma devient donc un lieu d'études, de rencontres de savants, rémunérés par le calife, venus des quatre coins du monde connu d'alors. Les Arabes y côtoient Arméniens, Berbères, Chinois, Coptes, Grecs, Indiens, Juifs, Perses, Turcs et Sogdiens d'Asie centrale. On étudie ensemble les sciences et on en débat, chacun apportant la richesse de ses propres traditions intellectuelles. Par ailleurs, le calife finance des observatoires pour effectuer de nouvelles mesures, d'en vérifier d'autres.
L'astronomie et les mathématiques sont des domaines de connaissance qui illustrent parfaitement cette obsession de la validation des informations transmises par les sources traduites. Depuis Byzance, on fait venir à Bagdad une copie de la « Grande compilation mathématique » (mégistos arabisé en al-Mijisti, et généralement connue aujourd'hui sous la forme francisée d'Almageste) de Ptolémée. Ce dernier avait synthétisé au 2ème siècle de notre ère la représentation de l'univers. Cette représentation qui met la terre au centre du système solaire fera autorité jusqu'à Copernic. Pour faire court, disons qu'on se représentait le ciel comme un ensemble de sphères imbriquées évoluant autour d'un axe fixe, la Terre. Les Grecs avaient élaboré progressivement cette représentation en se basant sur des travaux d'observations principalement menés avant eux en Mésopotamie. Ptolémée fait donc état de cette théorisation poussée. La traduction de l'Almageste au Bayt al-Hikma et l'étude critique qui s'en suit permet aux savants arabes de mettre en évidence quelques imperfections et incohérences. Le travail de vérification s'appuie également sur des travaux indiens impliquant des notions de sinus et tangente qui permettent d'élaborer des modèles mathématiques et trigonométriques. Pour concilier (ou infirmer) théories et modèles, une équipe de géographes et de mathématiciens analysent et confrontent les données collectées dans les ouvrages traduits. On organise des relevés notamment dans le cadre des deux observatoires créés sous l'impulsion du calife, à Bagdad et à Damas. Les failles découvertes dans la théorie de Ptolémée ont, peut-être, ouvert une première brèche vers une théorie plus conforme à la réalité et qui verra le jour plus tard : l'héliocentrisme.
On s'intéresse également à la médecine. L'école de médecine de Djundīshāpūr (ou Gondēshāpūr) préexistait à l’œuvre du calife Al Mamün. Il la connaît bien, puisque ce sont des cliniciens de cet établissement qui soignaient les califes, au moins depuis 705, quand le calife Mansür, malade, avait exigé qu'on fît venir à son chevet le meilleur médecin de l'empire... Al Mamün veut que leurs savoirs soient fixés et rendus accessibles à la communauté des savants. Il trouve un homme de génie pour mener cet aspect de son projet : Hunayn ben Ishāq. Cet arabe chrétien a appris à maîtriser à la perfection les quatre principales langues intellectuelles de son époque : arabe, persan, syriaque et bien sûr grec et s'est initié à la médecine d'alors. Il est envoyé à Byzance dans le cadre d'une mission de collecte massive de manuscrits de qualité. Épaulé par d'autres traducteurs chevronnés, il met à disposition en arabe la plupart des œuvres d'Hippocrate, de Galien et de Dioscoride, les trois auteurs majeurs de la médecine grecque.
Mais, cet aspect mérite d'être souligné, il ne s'attache pas seulement à collecter, traduire et valider les œuvres. Il veut créer un appareil documentaire qui permette aux savants et étudiants de se repérer dans ces ouvrages. Un extraordinaire travail documentaire est donc lancé : on produit résumés, commentaires enrichis par l'expérience des médecins arabes, et sélections d'extraits.
Ce matériau inspirera les grands traités ultérieurs et servira de base à la formation des médecins. Hunayn lui-même se met à produire des ouvrages médicaux qui auront une influence considérable surtout en Orient, mais également en occident.
On l'a compris, l'ambition du calife est tournée vers l'avenir. Les sciences sont faites pour progresser. Et il en encourage les progrès.
Par exemple, les géographes et cartographes sont invités à établir une carte du monde extrêmement précise. Le calife Al Mamün envoie dans le désert de Syrie deux équipes d'arpenteurs, munis d'astrolabes, de baguette d'arpentage et de cordes et, se basant sur la position de l'étoile polaire, ils parviennent à calculer la circonférence terrestre à quelque 37000 km, un résultat très proche de la réalité !
On s’attelle également à décrire l'espace géographique du califat, et des espaces voisins byzantin, turc, indien, africain ou européen. L'empire qui s'ouvre ainsi aux mondes qui l'entourent, motivé par des besoins administratifs et commerciaux, doit disposer de données fiables sur les routes, les relais, les fleuves et les mers… et les hommes. Que sait-on à l'époque sur la géographie du monde ? Le Bayt al-Hikma fait traduire la géographie grecque de Ptolémée, référence de l'époque et y ajoute de nouvelles données sur la frange orientale de l'empire, données sélectionnées dans les écrits indiens et augmentées de relevés de terrain.
La musique est également représentée au Bayt al-Hikma. Les traités grecs sont donc traduits et donnent un socle de départ aux théoriciens arabes. On se met à perfectionner les observations des Grecs et à repenser la théorie musicale et on étudie les sons (problèmes acoustiques, calculs d'intervalles et organisation des sons en genres et en systèmes), la rythmique, la composition et les instruments.
L'œuvre magistrale impulsée par le calife Al Mamün a démontré que la méthode expérimentale est au cœur du progrès scientifique. La médecine, l'astronomie, les mathématiques et autres domaines ont pu avancer de manière spectaculaire grâce au concept qui a présidé à la création de la Maison de la Sagesse de Bagdad. On a réuni la connaissance disponible, non pas pour la sacraliser ou la protéger, mais pour la vérifier, la corriger si besoin était, et la développer. Ainsi, le monde arabe a fait progresser la science à une époque où l'occident était pris dans une certaine torpeur. Ce sont des dizaines de milliers de livres qui ont finalement été amenés à Bagdad et traduits. Pour obtenir une copie de l'Almageste, le Calife en a même fait une condition sine qua non à sa signature d'un traité de paix avec Byzance ! A la fin du 10e siècle la quasi-totalité des textes grecs scientifiques et philosophiques avaient été traduits. Cela nous rappelle que si internet aujourd'hui permet d'accéder à une connaissance extraordinairement large, la préoccupation du calife de Bagdad reste d'actualité : s'appuyer sur une connaissance vérifiée, comparée et validée pour servir de tremplin au développement intellectuel et culturel de nos élèves.