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Chercher sur Internet ce qu’on ne trouve pas sur les rayons du CDI : interview de Serge Pouts-Lajus

Par SavoirsCDI,
[mai 2001]

Mots clés : recherche documentaire, internet

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Serge Pouts-Lajus - SavoirsCDI, 2001
Serge Pouts-Lajus - SavoirsCDI, 2001

L’utilisation d’Internet ouvre de nouvelles possibilités à la recherche documentaire mais lui pose aussi des problèmes particuliers. Elle suppose une nouvelle approche, de nouvelles pratiques. Comment y voir clair ?

Serge Pouts-Lajus : J’aime bien cette phrase d’un pédagogue américain, David Ausubel : « Si je devais ne garder qu’une seule parmi toutes les idées que la pédagogie a produites, ce serait celle-ci : ce qui influence le plus l’apprentissage, ce sont les connaissances que l’on possède déjà ». Au moment où nous devons tous, élèves, enseignants, documentalistes, apprendre à nous servir d’un nouvel outil, cette idée simple, mais importante, peut nous aider. Elle nous dit que pour conquérir de nouvelles connaissances, le meilleur moyen, c’est de s’appuyer sur celles que l’on a. On ne répète jamais assez souvent aux enseignants qu’ils ne doivent pas seulement s’intéresser à ce que leurs élèves ignorent, mais aussi à ce qu’ils savent.

Appliqué au domaine de la recherche documentaire, ce principe pédagogique invite à donner la priorité aux sources dont on dispose et que l’on maîtrise. Même si j’ai un ordinateur connecté à Internet sur mon bureau, je dois toujours commencer par me demander si ce que je cherche ne se trouve pas sur un rayon de ma bibliothèque. C’est une source que je connais bien ; je sais ce qu’elle contient ; je maîtrise les outils qui servent à en interroger les contenus.

Je vous suggère donc de formuler la question de la recherche documentaire sur Internet, dans le contexte d’un CDI, comme ceci : comment faire pour trouver sur Internet ce que je n’ai pas réussi à trouver sur les rayonnages du CDI ?

Du coup, on se rend compte qu’il n’est pas absolument utile de se poser la question de la recherche documentaire sur Internet, du moins pour l’instant,  dans toute sa généralité, mais en priorité dans les domaines où les ressources traditionnelles des bibliothèques risquent d’être le plus souvent prises en défaut. Je vais en citer deux qui me viennent immédiatement à l’esprit. C’est, d’une part, tout ce qui relève de l’actualité, d’autre part, tout ce qui appartient à des domaines de connaissances non scolaires ou très spécialisés.

C’est le premier pas. Mais quelles sont les autres étapes-clés d’un projet documentaire faisant appel aux ressources accessibles par Internet ?

Serge Pouts-Lajus : Après donc m’être convaincu que ce que je cherche n’est pas disponible sur place, j’envisage d’utiliser le réseau pour aller le chercher ailleurs, sur le Web par exemple.

Je vais partir d’un exemple que j’ai observé dans une école primaire à Besançon il y a quelques semaines. Des élèves de CM2 avaient étudié, avec leur enseignant, dans leur manuel de français un texte sur l’habitat dans lequel il était question d’un projet de construction de logements sociaux que Le Corbusier a réalisé pour la ville de Chandigarh en Inde, à la demande de Nehru, dans les années 50. Pour des raisons que j’ignore, la curiosité des élèves et de leur instituteur s’était arrêtée sur cette ville de Chandigarh. Ils ont trouvé quelques lignes dans le dictionnaire. Mais ils voulaient, c’est normal, des images pour comprendre un passage du texte où l’auteur explique que les logements imaginés par Le Corbusier s’étaient finalement révélés inadaptés au mode de vie des Indiens. Ils sont allés sur le Web. Ils ont tapé le mot Chandigarh dans un moteur de recherche. Et là, coup de chance (on a parfois de la chance sur le Web…), le premier site de la liste était celui de la ville (Ouvre ce lien externe dans une nouvelle fenêtrehttp://chandigarh.nic.in/); second coup de chance, ce site, pour des raisons qu’il serait utile d’éclaircir, est à la fois en anglais et en français. Il offre une documentation très complète et bien illustrée.

Pour quelqu’un qui voudrait s’intéresser à Chandigarh, à son histoire et à ce qui s’y passe aujourd’hui, le Web est une source extraordinaire d’informations. Ce petit exemple en est l’illustration.

Pour être juste, il faut que je donne maintenant un contre-exemple, une recherche documentaire sur le Web qui avorte, qui ne donne rien. Dans la même école, le même jour, j’ai observé un élève qui cherchait, sur le Web, des informations sur les lions. Ayant tapé le mot lions dans le même moteur de recherche, il s’est trouvé devant des sites d’équipes de football américaines et australiennes et les innombrables sites des Lions Club, aucun ne lui apportant, bien sûr, ce qu’il cherchait. Mais il était incapable de comprendre où était le problème, pourquoi ce qui paraissait si simple ne l’était pas. Pour être complet, je dois cependant signaler qu’à un certain moment, le copain, assis à côté, lui a donné ce conseil astucieux : essaie donc avec félins. Ce qui se révèla être un excellent conseil.

Ces deux exemples illustrent bien le principe précédent : c’est une bonne idée de chercher des informations au sujet de Chandigarh sur le Web ; c’est une moins bonne idée lorsqu’il s’agit de lions. Sauf, bien sûr, si la recherche sur le Web est un moment d’une production de document multimédia, ce qui était en fait le cas avec cette recherche d’image de lion.

Cet exemple montre, en tous cas, qu’il faut parfois faire preuve d’astuce pour contourner les obstacles lorsque les requêtes sur le Web n’aboutissent pas : remplacer un mot clef par un autre ou employer d’autres méthodes. Cela illustre aussi un aspect essentiel de la recherche sur le Web, le besoin de coopération qui s’impose à chaque fois que l’on n’est pas en mesure de s’en tirer seul. L’idée qui ne vous vient pas à l’esprit, un autre, qui connaît bien le Web ou le sujet qui vous occupe, l’aura peut-être.

Les moteurs de recherche sont-ils les seuls outils dont nous disposions pour conduire des recherches sur le Web ?

Serge Pouts-Lajus : On a tendance à faire une confiance exagérée aux moteurs de recherche. Certains ne jurent que par Copernic qui agrège les résultats de plusieurs moteurs. D’autres préfèrent Google, je suis de ceux-là, parce qu’il a l’avantage de classer les sites en tenant compte de la fréquence des liens.

L’erreur à ne pas commettre avec les moteurs, me semble-t-il, c’est de les prendre pour des index. Cette confusion est mauvaise pour deux raisons. La première, c’est que les moteurs n’indexent qu’une faible partie du Web, très faible même. Moins de la moitié pour les estimations les plus optimistes, moins de un centième lorsque l’on tient compte des bases de données, invisibles des moteurs mais qui sont accessibles depuis les pages Web. C’est malheureusement la partie la plus récente, la plus intéressante aussi, du Web qui n’est pas indexée. La deuxième raison, c’est que l’indexation des moteurs est automatique, systématique et donc sans pertinence par rapport au contenu des pages. C’est pour cette raison que la plupart des pages Web où figure le mot lions n’ont rien à voir avec les félins.

Cette très faible fiabilité des moteurs de recherche m’incite à penser que le recours aux opérateurs booléens, dont certains font grand cas, n’est, en pratique, pas d’une très grande utilité. Ce sont des outils difficiles et, surtout, inutilement sophistiqués pour un corpus de texte qui n’est quasiment pas structuré. Pour ma part, je me sens capable de retrouver n’importe quelle information sur le Web, dans les langues que je connais, en n’utilisant que Google qui ne traite d’ailleurs pas les opérateurs booléens.

Le principal problème que l’on rencontre sur le Web est celui de la fiabilité. On y trouve tout : la vérité et son contraire. Comment faire le tri ?

Cette caractéristique du Web que tout le monde connaît maintenant est la meilleure justification que l’on puisse donner au principe que j’ai proposé au début : toujours donner la priorité aux documents disponibles en local, imprimés et donc validés, par des auteurs et des éditeurs déclarés, mais surtout par le ou la documentaliste qui les ont choisis.

En allant sur le Web, il faut bien avoir conscience que l’on ne se rend pas dans une bibliothèque qui serait plus grande que le CDI et beaucoup moins bien rangée. L’assimilation du Web à une bibliothèque est une erreur. Je ne perds jamais une occasion de la dénoncer.

Le Web n’est pas une bibliothèque, c’est une rue, grouillante, riche, agitée. On peut y faire de bonnes et de mauvaises rencontres. Le pire étant de croire que les habitants du Web qui distribuent généreusement ces quantités astronomiques de documents à ceux qui les visitent sont tous animés de nobles intentions. Il traîne sur le Web, comme dans toute rue, des menteurs, des révisionnistes et des pornographes, très minoritaires bien sûr, mais présents tout de même. C’est une raison supplémentaire de ne pas faire confiance aux moteurs de recherche qui vous envoient, sans discernement, sur des documents valides aussi bien que sur ceux qui mentent.

Ce constat sur la nature réelle du Web conduit au second principe que nous devons appliquer et enseigner à nos élèves : il ne faut jamais tenir compte et encore moins exploiter le contenu d’une page Web tant que l’on n’en a pas identifié l’auteur.

C’est dans l’application de ce second principe que le besoin de coopération se fait le plus sentir, en particulier pour les jeunes qui sont moins capables que les adultes de discerner la valeur des sources d’information. Il ne faut pas voir cette caractéristique de la recherche sur le Web comme un défaut, ni même comme un défaut de jeunesse qui pourrait être corrigé un jour. Le Web est une rue, ouverte à tous et libre. La meilleure façon pour y trouver son chemin, c’est de s’adresser à des gens qui la connaissent bien et en qui l’on a confiance. La structure du réseau facilite ce jeu d’entraides ; c’est même en réalité pour permettre cette pratique d’échange et de mutualisation qu’ Internet possède cette structure de réseau.

Au-delà d’Internet, ce besoin de s’entraider imprègne l’univers des nouvelles technologies. Il est, par exemple, très familier aux amateurs de jeu vidéo : ces jeux sont tellement difficiles que, pour les résoudre, il est indispensable de fréquenter d’autres joueurs, de consulter des sites qui en donnent les « soluces ». La réalité de la pratique du jeu vidéo n’est donc pas du tout celle d’un isolement social comme on se l’imagine souvent. Bien au contraire. Les salles de jeux en réseau qui fleurissent un peu partout en sont une autre illustration.

Quelles sont les conséquence concrètes de tout cela pour les documentalistes ?

Serge Pouts-Lajus : Aujourd’hui les documentalistes connaissent bien les ressources de leur CDI et maîtrisent les moyens permettant d’y retrouver un document. Pour acquérir une maîtrise équivalente de la recherche sur le Web, il ne s’agit pas d’en connaître les contenus, c’est évidemment impossible et sans intérêt. Ce qu’il faut, c’est avoir du Web une représentation mentale juste ; la métaphore de la rue  que je propose va dans ce sens. Pour que cette représentation mentale se transforme en capacité opérationnelle, le meilleur moyen est de s’inscrire, au sein du Web, dans un réseau de relations personnelles que l’on pourra activer en cas de besoin. Concrètement, ces réseaux prennent la forme de listes de diffusion, comme cdi-doc, de sites et d’annuaires spécialisés comme savoirs-cdi ou educlic. Mais ce système d’entraide commence dans la classe, lorsqu’un élève se penche vers un autre et lui dit : tu devrais essayer avec félins…

Pour me résumer, je mettrais en avant trois principes méthodologiques.

1. Toujours donner la priorité aux ressources documentaires locales.

2. Face à une page Web, toujours commencer par rechercher la source, l’auteur, afin de donner une validité au document.

3. Demander des conseils, d’abord là où on se trouve (principe 1), puis en utilisant Internet en prenant soin de s’adresser à des gens ou à des institutions que l’on connaît ou en qui on a confiance (principe 2).

L’accès libre à Internet dans les CDI pose des problèmes. Que pensez-vous des logiciels de filtres qui empêchent l’accès à certains sites ?

Serge Pouts-Lajus : Sur la question des accès libres, je préfère laisser les professionnels répondre. Sur le terrain, par exemple dans six collèges de la Vienne que j’observe cette année, les documentalistes ont des conduites diverses, plus ou moins restrictives, mais qui sont toutes relativement nuancées. Le chat n’est jamais autorisé. Par contre, certaines documentalistes autorisent, à certains moments, l’accès libre, sous surveillance, à des sites Web sans rapport direct avec les activités scolaires, alors que d’autres ne le permettent pas. J’imagine que c’est une question en discussion parmi vous et je ne veux pas interférer dans ce débat qui mérite mieux que des positions extérieures tranchées.

Dans aucun CDI, je n’ai vu utiliser de logiciels qui filtrent les accès ; personne ne m’a signalé non plus avoir constaté de dérapages. Je ne suis pas favorable aux logiciels de filtre. Ils posent davantage de problèmes qu’ils n’en résolvent. Toute visite sur le Web, comme toute sortie de l’école, comporte une part de risque qu’il faut assumer et qu’il faut même, je le crois, faire ressentir aux élèves.

Les jeunes d’aujourd’hui savent tous qu’il existe des images scandaleuses sur le Web. Mais tous ont également intériorisés le fait que le CDI n’est pas le lieu pour les montrer. S’il s’avère qu’un élève n’a pas atteint ce stade de conscience civique, alors il faut tout faire pour l’y amener ; mais un tel apprentissage ne peut pas se faire par un logiciel ; ce ne peut être que par la régulation du groupe.