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Entretien avec Bruno Devauchelle, professeur associé à l'université de Poitiers, chargé de Mission TICE à l'UCLy et membre du laboratoire Techne.

Il est l’auteur de « Comment le numérique transforme les lieux de savoirs » publié aux éditions Fyp en 2012.

Que faire dans le monde scolaire, des savoirs issus du dehors ?

Le monde scolaire a été inventé pour lutter contre l'ignorance. Au 18è siècle, les savoirs prennent de plus en plus d'importance, en particulier pour ce qui concerne le pouvoir. Développer le scolaire, c'est rendre possible l'accès aux savoirs et donc à une sorte de liberté vis-à-vis du pouvoir. Cette thèse chère à Condorcet part du principe émancipateur du savoir. Parce que la société d'après la Renaissance a idéalisé une forme de savoir, basé sur une culture classique reconnue par les puissants,    la Révolution française a, à la suite des penseurs des Lumières, idéalisé une nouvelle forme d'accès au savoir : la scolarisation. Basée sur la transmission des savoirs, en dehors de la sphère de la famille, relayée par les livres, cette « forme scolaire » prend progressivement naissance en séparant les savoirs de la pratique des savoirs savants, ceux de la rationalité. La question qui se pose alors est celle des savoirs « naïfs » qui semblent être source d'ignorance et d'esclavage vis-à-vis des savoirs « rationnels », reconnus par la nation, l'Etat. Appuyé sur une conception culturelle et livresque des savoirs scolaires, le système s'est développé jusqu'à aujourd’hui en rejetant, presque systématiquement les savoirs et les connaissances qui ne sont pas validés, formatés par lui.

Avec le développement du numérique, les savoirs issus du dehors réapparaissent dans le quotidien scolaire, sans aucune précaution, sans aucune préparation. Deux attitudes extrêmes sont observables : l'attitude d'incorporation des savoirs externes dans les pratiques scolaires, le rejet systématique de tout savoir qui ne soit pas « labellisé » par le monde scolaire. Entre la première attitude qui pourrait consister à définir les savoirs scolaires par les savoirs que nécessite le monde extérieur et la deuxième qui consiste à ne choisir que des savoirs scolarisés, il y a un ensemble de postures éducatives qui sont possibles et que l'on observe au quotidien dans l'enseignement scolaire et universitaire.

Aujourd'hui, le monde scolaire est presque débordé par les savoirs issus du dehors. Ce qui est nouveau c'est surtout l'ampleur du mouvement lié aux moyens numériques disponibles. Les élèves, les étudiants commencent à comparer, ils jouent parfois un monde contre l'autre, d'autant plus que l'entrée dans la société est compliquée pour des jeunes qui découvrent ces deux mondes en parallèle et en concurrence. Le monde scolaire est désormais invité à un « examen de conscience ».  Les savoirs issus du dehors ont longtemps été contenus par un cadre (programme, locaux, horaires, enseignant, règlements) qui perd progressivement du sens face à des concurrences nouvelles. C'est en partie le dogme de la transmission unilatérale qui s'écroule. L'invention d'un cadre nouveau est indispensable. C'est celui qui implique aussi bien la confrontation, que la transmission et la co-construction. Cela suppose des changements de posture, de rôle et de statut de l'ensemble des acteurs de l'éducation, jeunes et parents compris. En d'autres termes, l'évolution envisagée ici va beaucoup plus loin qu'un toilettage, il s'agit d'un changement culturel.

Comment permettre aux jeunes de construire des instruments personnels pour apprendre dans ce nouveau contexte ?

Lorsque l'on compare des enfants en classe à l'école primaire et des élèves de fin de collège ou de début de lycée, on est surpris de voir la différence d'implication, de curiosité, d'envie d'apprendre. Comme si apprendre était passé d'une envie de découvrir le monde à une loi externe à laquelle il faut se conformer.

Dès qu'un enseignant tente de s'engager en fin de collège ou en lycée dans une pédagogie d'implication basée sur un accompagnement structurant, il se voit reprocher de ne pas « enseigner » par ses élèves, comme par les parents et les collègues. De fait, compte tenu des règles explicites et implicites du monde scolaire, il est en dehors du cadre réel et imaginaire qui traverse la société. Il s'agit donc de penser des dispositions collectives pour réintroduire dans l'esprit de chacun cette capacité à apprendre dans ce nouveau contexte. Parmi celles-ci, les pédagogies de l'activité, du projet, de l'investigation, de la problématisation, de la collaboration vont dans le bon sens. Mais elles sont insuffisantes si l'évaluation des apprentissages ne prend pas en compte ces genres de démarches.

Permettre aux jeunes de construire leurs instruments, c'est d'abord leur donner le temps de la réflexivité au sein d'activités de découverte, d'analyse, de recherche autour de thèmes d'apprentissage. C'est leur permettre d'apprendre en largeur et en profondeur dans le même mouvement. Apprendre en largeur, c'est comprendre l'articulation entre les savoirs en circulant parmi eux par des activités d'investigation de curiosité. Apprendre en profondeur, c'est favoriser les pratiques passionnées, curieuses, parfois même obsessionnelles, pour aller au bout des objets de travail. Mais souvent le programme veille... et empêche ces démarches.

Pour construire des instruments, il est souhaitable d'avoir des espaces/temps suffisants pour le faire. C'est aussi pouvoir compter sur des ressources internes, les enseignants, les autres élèves, et externes, en ligne, avec ou sans réseaux sociaux. Nombre de jeunes en limite de décrochage ont effectué ces démarches, acculés qu'ils étaient à la « débrouille ». Malheureusement pour eux, cela les a amenés souvent en dehors de la loi. C'est là que le monde scolaire peut retrouver le la légitimité en permettant la véritable socialisation par la construction des savoirs et non pas par l'imposition d'un savoir préformaté et pré-digéré.

L’apprenance : un potentiel du numérique ?

L'apprenance, capacité à diriger par soi-même une trajectoire d'apprentissage et de développement n'est pas une résultante du numérique. Bien au contraire, on peut faire une hypothèse différente en disant que l'apprenance est une condition même du développement dans un contexte numérique. Ceci doit évidemment s'entendre en admettant que le numérique est inséré lui même dans un cadre socio-économique et politique qui l'accompagne fortement, fondé sur des valeurs de type libéral. Or l'apprenance, si elle est bien comprise est aussi un projet politique dans un contexte numérique. Ce projet, c'est celui que l'on retrouve dans le personnalisme cher à Emmanuel Mounier et qui repose sur l'importance première de la lucidité et du discernement personnel. Autrement dit, ce n'est pas l'école (dans sa forme traditionnelle) qui peut, face à ce monde, fournir ce potentiel, mais plutôt une reprise en main sociale de l'apprentissage.

Le numérique offre alors ce potentiel et cette opportunité de développer l'apprenance. Dans la mouvance chère à Joffre Dumazedier et reprise par Philippe Carré, le numérique offre un potentiel d'accès aux savoirs qui autorise chacun à se développer, sans, désormais, se limiter aux structures académiques en place. Apprendre n'est plus réservé uniquement à ceux qui peuvent accéder à des structures scolaires, la société toute entière peut s'en emparer. Les débats autour des MOOC (Massive Open Online Courses), au delà des effets de mode liés à l'apparition des nouveaux acronymes en lien avec les technologies, montre qu'il y a un questionnement vif qui apparaît dès lors que l'accès aux savoirs sort des limites habituelles. En mettant en ligne des « cours » ouverts à tous, le potentiel est là. Mais cela ne peut s'entendre sans envisager le développement de l'apprenance, comme compétence essentielle pour parvenir à mettre à profit ces types de dispositifs. Le nombre important d'abandons partiels ou complets dans ces dispositifs confirme cela.

Comment dépasser l’opposition à l’école entre une logique des savoirs et une logique des compétences ?

Dépasser l'opposition entre ces deux logiques, c'est dépasser un paradoxe, même s'il n'y a pas de mon point de vue une opposition de concepts. La nécessité d'inventer un nouveau cadre de référence est nécessaire. Sans renier les acquis de deux siècles de scolarisation centrée sur les savoirs, l'évolution vers les compétences permet d'envisager d'autres manières d'aborder ce qu'est apprendre. La transmission des savoirs dans le système scolaire et universitaire reposait au début sur la rareté  des supports et des médiateurs. D'une part les supports papiers étaient rares et couteux, d'autre part les détenteurs de savoirs susceptibles de les transmettre étaient peu nombreux. La massification s'est appuyée sur une double révolution : l'industrialisation de la reproduction des écrits puis des supports papiers en général (le photocopieur est le dernier maillon de cette chaîne), l'accès d'un grand nombre de personnes à un niveau d'étude suffisant pour assurer les médiations cognitives dont la société avait besoin (en particulier au XIXè siècle). La massification de la scolarisation, une fois son but atteint, est confrontée à un questionnement de plus en plus fort : face au nombre de jeunes ayant suivi une scolarité et ayant des diplômes, la nécessité d'expliciter ce que signifient ces parcours et ces reconnaissances est impérative. Ils ont des diplômes donc des savoirs, oui, mais que savent-ils faire de ces savoirs ? C'est à partir de cette question que la notion de compétence prend de l'ampleur dans la société. Tant que la scolarisation amène à l'insertion sociale, on ne la questionne pas. Dès lors qu'un décalage apparaît, on remet en question la forme de la scolarisation, ce qui en est au cœur, les savoirs.

L'approche par compétences qui, il faut constamment le rappeler, ne s'oppose pas à l'approche par les savoirs, mais en est la continuation même, offre une perspective nouvelle sur ce qu'est apprendre. Dépasser l'opposition, c'est d'abord accepter que les savoirs ne prennent de sens que si on les « manipule » dans des situations variées. En d'autres termes, si les savoirs sont simplement transmis pour être accumulés, ils ne rentrent pas dans le processus de socialisation duquel ils participent. Pour reprendre une métaphore chère à Gaston Bachelard, dans une maison il est souhaitable qu'il y ait une cave et un grenier. La maison vit, et utilise la cave pour y stocker les ressources et le grenier pour y conserver les souvenirs. Les compétences vivent dans la maison.

L'appel à la construction d'une nouvelle façon de faire accéder aux savoirs et aux compétences est désormais indispensable. Désormais ce n'est plus à l'intérieur du système scolaire que l'on peut essayer d'avancer. Célestin Freinet s'y est heurté et a dû tenter de construire à coté. C'est en abordant la question par l'apprendre, en particulier tout au long de la vie, que l'on pourra inventer des lieux de l'apprendre que j'avais appelé en 2000 « les maisons de la connaissance ».

Quels seraient les principaux leviers pour faire bouger la forme scolaire actuelle ?

Parmi les leviers qui pourraient faire bouger la forme scolaire, il en est deux qui peuvent être rapidement mis en place : les programmes et l'évaluation. Ce sont les deux « objets » que les enseignants considèrent les plus comme des contraintes pour leur métier.

L'évaluation, parce qu'elle donne forme et objectif à celui qui enseigne, est amenée à évoluer, à changer. On peut parler d'enrichissement de l'évaluation en intégrant aussi bien le processus que le produit. Or ce dernier est pour l'instant le principal repère d'une évaluation qui est surtout une sanction. Plus généralement, il faut désacraliser l'évaluation, dans sa dimension normative, pour la rendre beaucoup plus formative et formatrice. L'évaluation doit devenir un élément constructeur de l'apprentissage et non pas un instrument qui soit essentiellement de sélection, de classement ou de contrôle.

Les programmes sont depuis très longtemps mis en question. Mais chacun rechigne à les changer pour leur donner une dimension adaptée à l'enjeu réel de l'éducation. Depuis de nombreuses années, l'aspect cumulatif des contenus pose problème aussi bien dans les commissions qui les fabriquent que pour les enseignants qui doivent ensuite les mettre en œuvre dans un espace temps contraint et souvent incompatible. On peut se demander si parfois il est bien sérieux de « survoler » autant de contenus en si peu de temps. Une des options les plus aisées à mettre en œuvre serait de rendre optionnelle une partie des programmes. Optionnel ne signifie pas qu'ils soient facultatifs, mais qu'ils ne peuvent être abordés que si l'on garantit le reste. Et surtout ces parties optionnelles libéreraient les enseignants de ce dogme du « faire tout le programme ». On peut même imaginer des évaluations différentes pour ces parties de programme. On s'aperçoit en allant voir au plus près des pratiques dans les différents ordres d'enseignement que cela est déjà pris en compte dans certains contextes précis. Mais dans le grand public, cela ne se sait pas. La forme scolaire est souvent davantage dans l'imaginaire collectif que dans les réalités fines des pratiques.

Au- delà de ces deux priorités, il y a deux éléments qui peuvent être explorés : l'espace et le temps. Au moment où le numérique au sein d'une société dite postmoderne  rend poreuses de nombreuses frontières, repenser le temps et les espaces pour apprendre peut ouvrir des horizons nombreux. Les CDI ont été, dès leur origine dans ce mouvement, malheureusement leur projet initial n'a pas été suffisamment pris en considération.

Quelles pistes pour changer les relations existantes au temps et aux espaces dans l’établissement scolaire ?

Pour faire évoluer les temps et les espaces dans l'établissement scolaire, il faut d'abord travailler sur la relation enseignant/élève. Cela veut dire de désacraliser le fameux « temps de classe » et ensuite repenser le travail « d'étude », ce que l'on nomme maintenant le travail personnel ou à la maison. Enseigner c'est d'abord créer un contexte qui permet d'apprendre, une dynamique. C'est donc la conception d'un dispositif complexe associant activité, support et document, accompagnement, autonomie, réflexivité, et aussi transmission. Dans le contexte scolaire la marge de liberté de l'enseignant est très restreinte et celles dont il pourrait disposer, il ne les utilise que peu, le CDI en fait partie. La notion de temps d'enseignement doit s'appuyer sur celle de temps d'apprentissage. Autrement dit c'est celui qui apprend qui guide le rythme, sinon on le perd, on l'oublie, on le met de coté. Or le temps scolaire, et l'espace scolaire sont rythmés par l'organisation « industrielle » de l'école et pas sur les rythmes de l'apprendre. La querelle récurrente sur les rythmes scolaires illustre bien la difficulté à faire évoluer cela.

Quand aux espaces scolaires, espaces d'apprentissage, il est absolument indispensable de les repenser. L'organisation en silos disciplinaires, dans le secondaire, est reproduite par les silos que sont les espaces classes, voire les groupes classes. Penser l'établissement globalement, comme espace d'apprentissage c'est renoncer à une vision uniquement structurée sur le groupe/classe/niveau/enseignant. Or c'est ce qui guide aujourd'hui l'organisation des locaux. Le CDI semble un autre espace, il est d'ailleurs « hors de l'emploi du temps ». Et pourtant le développement du numérique est en train de modifier la relation à l'espace et au temps. Les possibilités de la mobilité numérique et de la portabilité des terminaux sont dérangeantes pour l'organisation scolaire. Il est possible désormais de repenser des lieux dans lesquels les objets numériques rendent possibles d'autres organisations. Mais il faut aussi s'appuyer sur les acquis des pédagogies nouvelles qui font des l'espace scolaire un espace non pas de vie, mais dans lequel peuvent se construire des temps de vie autour de la découverte et de l'apprentissage. C'était d'ailleurs dans les intentions des promoteurs des CDI en 1974.

N'oublions pas ici l'organisation de l'enseignement primaire, autour de son enseignant unique et de sa BCD. Le découpage disciplinaire est vécu différemment et le rapport aux savoirs est essentiellement centré sur la classe, et l'établissement. Ce dernier élément varie selon les équipes dont certaines reproduisent d'autres formes de découpage de temps et d'espace aussi contraignants que dans le secondaire. Classes ateliers, classes multi-niveaux, échanges de services, circulation des élèves par pôles d'intérêts et de compétences ont été depuis longtemps été mis en place, mais il est vrai, pas de façon généralisée. Cependant c'est dans l'enseignement primaire que les expériences les plus riches ont pu avoir lieu, les enfants, voire même les parents, n'ayant pas encore été imprégnés de la forme scolaire et de ses contraintes.

Comment / en quoi le numérique peut-il favoriser l’évolution des centres de documentation et d’information ?

Le numérique offre deux opportunités pour les centres de documentation et d'information : d'une part l'irruption de nouvelles sources externes au sein même du CDI, d'autre part la possibilité de transporter le CDI, de le virtualiser. Mais le numérique peut aussi favoriser de nouveaux comportements des usagers des CDI, et en particulier susciter de nouvelles participations.

En accueillant dans le CDI des ordinateurs, il y a eu dans un premier temps une possibilité supplémentaire d'accéder au catalogue. Mais dès que ces ordinateurs ont pu être connectés à des bases de données externes (d'abord sur CD, puis DVD et enfin par Internet), le fonds documentaire est devenu potentiellement infini. Outre ces ressources nouvelles, de nombreux services complémentaires ont pu être rendus accessibles aux élèves, en particulier avec le développement des ENT. Certaines salles informatiques, même éloignées physiquement du CDI, sont devenues même des CDI en ligne, parfois à l'insu même des enseignants-documentalistes. L'arrivée d'écrans connectés permet d'envisager une autre dimension non seulement dans la gestion des documents connus, mais surtout dans le développement de nouvelles stratégies autour de la veille informationnelle et documentaire. La mise en place de logiciels de portails de favoris ou de curation ont mis en évidence cette évolution. Un des questionnements actuels qui émerge est celui des moyens de communication interpersonnels et en particulier les réseaux sociaux. L'engouement des jeunes et de certains adultes pour la communication en continue trouble une organisation scolaire en général et le CDI par le fait, dans sa séparation du monde extérieur. Accepter des documents nouveaux est une chose, accueillir la communication en est une autre. Les règlements intérieurs des établissements et les chartes des CDI sont appelés à prendre en compte cette évolution. L'arrivée de ce dehors dans les CDI fait l'objet de débats, il est certain que des évolutions sont à envisager, mais à condition que ce soit en lien avec le projet plus global de l'établissement.

La seconde possibilité, celle de donner accès aux CDI en dehors de leurs espaces physiques dédiés est une nouveauté dont on n'a pas encore pris la mesure, même si les outils sont disponibles comme on peut le constater avec les derniers outils de gestion des CDI proposés par les éditeurs. Certes la concurrence des moteurs de recherche est vive et les élèves ont bien du mal à faire la part des choses. De plus le CDI reste perçu par beaucoup d'élèves comme un lieu scolaire et son fonctionnement y fait parfois penser, même si la forme est un peu différente des autres enseignements. L'évolution la plus importante ne se limitera pas à un espace d'accès à des documents, mais à un véritable espace d'autoformation et de formation info-documentaire. L'opportunité de cette virtualisation ne doit pas servir à faire à distance ce qui se fait en présence, mais à faire évoluer, à enrichir ce qui se fait en proposant de nouveaux services. Le basculement est essentiel si l'on ne veut pas voir se généraliser l'usage systématique d'autres services. On peut imaginer, par exemple que l'espace documentaire en ligne soit aussi un réseau d'échange de savoirs et de ressources dans lequel les élèves et les enseignants pourraient prendre une part active. Ceci inscrirait alors le CDI dans la dynamique des ENT, et surtout dans la dimension d'animation pédagogique qui y fait cruellement défaut actuellement. Il est certain que cela ne pourrait pas se faire sans une évolution des missions mêmes des personnels.

Vous prônez la dépersonnalisation et la dé-spécialisation des lieux de savoir dans votre ouvrage. Quel en est l’intérêt ?

L'objectif est de renverser les logiques instituées, centrée sur les structures pour aller vers une centration sur la personne et son parcours. Cela ne signifie pas que les structures ne doivent pas exister mais elles doivent sortir de leur seule spécialisation et de leur étanchéité aux autres institutions. Quand on voit des expériences menées autour d'expositions d'oeuvres d'art dans les CDI des établissements ou encore d'action pédagogiques dans les musées ou encore des initiatives comme le « Guichet du savoir » de la bibliothèque municipale de Lyon, on observe qu'il s'agit à chaque fois d'une transgression de la spécialité du lieu.

Les usagers et surtout les non-usagers des lieux de savoirs connaissent bien ces codes et souvent les respectent par ce qu'ils ne peuvent pas faire autrement, du moins se l'imaginent-ils. Nous sommes au moment où un tiers lieu émerge, l'espace numérique. Cet espace rend possible une nouvelle reconfiguration des limites institutionnelles déjà engagées. L'accès facilité au « document » numérique ou non doit être associé au nécessaire développement des compétences d'apprentissage par soi-même. Il ne s'agit pas de rendre la population autodidacte à vie, mais de lui permettre d'envisager l'idée qu'apprendre est essentiel à sa propre vie et que cela passe par soi avant de passer par des institutions. En quelque sorte la tradition de l'apprentissage dans la souffrance de l'institution (souvenir d'enfance rapporté par de nombreux auteurs de Marcel Pagnol à Jacques Ellul) doit être dépassée pour amener à chacun à comprendre l'intérêt de « l'effort d'apprendre ». Quand un jeune est passionné c'est cela qu'il montre. Or l'opportunité du numérique est de dépasser les limites institutionnelles pour que ce soit « l'envie » de découvrir et d'apprendre qui puisse s'épanouir.

Nos institutions d'accès aux savoirs se sont découpées un espace et l'ont organisé en fonction d'une époque pour laquelle ils ont été de formidables vecteurs de développement de nos sociétés. Le risque que fait courir le numérique est qu'elles ne soient pas assez réactives et trop repliées et qu'ainsi elles laissent la place à un nouvel acteur « culturel et éducatif » inquiétant, le marché. Leur dépersonnalisation c'est aussi leur rapprochement dans un modèle générique, au sein duquel elles garderaient leur spécialité mais n'en feraient pas une exclusivité. L'objectif de cette restructuration, c'est de redonner un nouveau souffle à « l'éducation pour tous », l'accès au savoir véritablement démocratique. Les tuyaux ne suffisent pas pour décréter l'accès aux savoirs, il y a besoin de structuration et donc de lieux dans lesquels le collectif et l'individu se rencontrent autour du savoir et de ses enjeux. C'est le projet de « maisons de la connaissances » qui envisage cette possibilité nouvelle.

Vous évoquiez l’émergence d’une nouvelle composante dans les métiers de l’accès aux savoirs, celle de la « relation structurante » permettant, favorisant, stimulant une démarche d’apprentissage. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le philosophe Marcel Gauchet nous a rappelé à plusieurs reprises le danger de la disparition des institutions éducatrices en évoquant les risques d'une hyper-individualisation, le danger de la perte du sens collectif, la dérive de l'autoformation obligatoire. Cette alerte vise en particulier le danger d'une idéologie libérale maximaliste en éducation qui rendrait l'individu seul responsable de sa destinée. La vie en société est ainsi constituée pour articuler l'individu et le collectif. Or nous sommes à un tournant de cette relation sociale. Si, depuis la Révolution française, le collectif, en particulier en France a pris la place centrale, l'individu reprend progressivement du poids, en particulier depuis 1968, époque fondatrice dans cette dynamique. Les influences multiples venues d'autres pays, d'autres cultures, d'autres civilisations bousculent des modèles institués. Le numérique, cheval de Troie technologique d'une certaine idée de la société et du progrès, peut amener à une dérive individualiste. Le travail auprès des enseignants, en particulier ceux qui exercent dans des établissements professionnels et techniques a mis en évidence le besoin de structuration.

La « pédagogie de l'accompagnement structurant » est un appel à l'évolution radicale du rapport à la transmission tel qu'il est figé dans les institutions en place. Car cette pédagogie existe en dehors de ces institutions, mais jamais clairement formalisée ni même explicitée. Sans entrer ici dans le détail, il s'agit de déplacer le centre de l'activité d'enseignement. D'une centration sur des programmes prédéfinis et prescrits vers la co-construction de parcours d'apprentissage, d'apprenance, dans des directions définies au préalables et négociées ensuite dans leur détail au sein des équipes et avec ceux qui apprennent, voilà ce qui serait au cœur de cette pédagogie. Elle est appuyée par deux modalités clés : le développement par l'élève de ses capacités d'autoformation et la pilotage interactif par l'enseignant autour d'une expertise didactique et psycho-pédagogique.

Des tentatives pour introduire cette approche pédagogique dans l'enseignement existent depuis longtemps. Des dispositifs peuvent offrir des opportunités pour s'y engager comme jadis les TPE ou plus récemment l'accompagnement personnalisé. Mais il faut reconnaître qu'il y a une sorte de paradoxe à mettre en place de telles modalités de manière un peu isolée de l'ensemble des autres modalités d'enseignement en place. C'est aussi une des questions que posent les CDI au sein des établissements. Ils offrent de réelles opportunités de travailler cet accompagnement structurant et certains enseignants documentalistes l'ont développé, mais ils ont été très rapidement rattrapés par l'organisation scolaire disciplinaire.

Reste un travail essentiel à faire avec l'ensemble des enseignants sur leur propre rapport aux savoirs. C'est probablement en travaillant avec eux sur leur part d'autodidaxie que l'on peut commencer à engager des évolutions. Encore faut-il que la forme scolaire permette d'en tirer les conséquences et de les mettre en œuvre. Malheureusement les réformes qui se succèdent semblent aller largement à l'opposé, au nom d'un pilotage centralisé, alors que la société et en particulier les plus jeunes demandent davantage de partage et d'implication dans un pilotage plus horizontal, c'est à dire respectueux du contexte et des différences entre les personnes.

Quel modèle inventer aujourd’hui avec cette deuxième évolution radicale des moyens d’accès aux savoirs ?

Les lieux d'accès aux savoirs doivent engager un dialogue « social ». Cela signifie qu'ils sont progressivement amenés à s'interroger sur les potentialités que le numérique offre à leurs institutions, et donc à leurs missions, en regard des pratiques sociales qui se développent sous l'effet des incitations commerciales, médiatiques et désormais culturelles. L'élève a changé ! Leur position de repère dans la société, ce qui est particulièrement vrai pour les institutions éducatives, devrait être recentré non pas sur les besoins de la société mais sur les besoins de la socialisation des personnes. Cela signifie qu'elles doivent d'abord partir d'une approche anthropologique et non pas d'une approche socio-politique de leur activité. En d'autres termes, l'attention aux personnes auxquels elles s'adressent doit être une priorité. Or ces personnes ont été virtualisées (l'élève idéal, le professeur idéal, le lecteur, le visiteur du musée) par le système scolaire entre autres, voire même déshumanisées.

Le numérique, parce qu'il autorise l'individu d'une manière nouvelle, remet en cause l'autorité des institutions en place. Inventer de nouveaux lieux de savoirs c'est d'abord rendre à l'autorité sa juste place. Autorité des acteurs qui animent ces institutions, autorité des usagers. Cela veut dire qu'il y a de nouvelles gouvernances à mettre en place en y associant de manière beaucoup plus large ceux qui les traversent. A la manière de la théorie de l'expérience utilisateur (Jesse Jame Garret 2002) la forme donnée doit autoriser les personnes à rencontrer les institutions et leur exprimer leurs besoins plutôt que de les subir. Ensuite les institutions doivent permettre la construction de parcours différents et non pas imposer des « découpages » horizontaux et verticaux préétablis.

Pour illustrer cela, il faut imaginer la rencontre que peut faire une personne avec des savoirs. Dans un musée, une école, une libraire, un centre social, ou encore en ligne, ces rencontres sont quasi quotidiennes pour chacun de nous. Celui ou celle qui « sait », est capable d'utiliser cette opportunité pour aller plus loin. Celui ou celle qui « ne sait pas » a de bonnes chances de se sentir éloigné, voire exclu, s'il n'y a pas d'accueil de son questionnement, de sa curiosité, s'il ne perçoit pas une possibilité d'accompagnement. Dans l'école, l'accompagnement est prisonnier de la forme scolaire, dans le musée, l'accompagnement n'existe pas ou très peu, malgré les audio-guides et autres outils de médiation : c'est l'humain qui est absent. Comment une personne peut-elle passer d'une curiosité à un apprentissage dans le cadre actuel ?

Loin de l'idée de « scolariser la société » ou plutôt d'imposer l'apprenance à tous, il s'agit d'abord de réfléchir à la manière dont les lieux de savoirs peuvent répondre aux opportunités, les encourager, les accompagner. Certes il faut des repères, ils sont à travailler entre tous les lieux existants en ayant le souci de ne pas cloisonner. La notion de « porosité » souvent employée pour nommer ce que le numérique fait à de nombreux lieux institués mérite d'être acceptée comme la base d'un renouvellement de l'accès aux savoirs. Le risque de ne pas engager sérieusement cette réflexion serait de laisser une grande part de la population dans une nouvelle ignorance, de nouvelles soumissions. Que ce soit aux marchés ou aux algorithmes, de nouvelles dominations émergent avec le numérique. Or celui-ci porte en lui simultanément les deux versants de son potentiel. Il donc peut aussi apporter de la liberté à chacun. Le retour à Condorcet est ici un prétexte pour rappeler qu'il a fallu ces réflexions du 18è siècle pour construire les lieux de savoirs tels qu'ils sont. Entre temps, l'industrialisation a transformé la société et l'informatique apporté un questionnement nouveau : l'industrialisation possible des savoirs et de la culture. Or cette industrialisation ne doit pas négliger que c'est toujours une personne qui apprend, pas une machine.