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Jean-François Cerisier est professeur de sciences de l'information et de la communication et directeur du laboratoire TECHNÉ – EA6316 à l'Université de Poitiers.

En quoi le thème du BYOD s'inscrit-il dans vos travaux universitaires ? 

Jean-François Cerisier : Au sein du laboratoire TECHNÉ, nous travaillons sur l'appropriation des techniques numériques dans le champ de l'éducation. Pour le dire d'une formule un peu facile, nous essayons de comprendre pourquoi les utilisateurs font ce qu'ils font. Dans diverses situations, nous essayons en particulier de comprendre comment la médiation opérée par la technique modifie l'activité des élèves, des enseignants et des autres acteurs. Nous ne centrons généralement pas notre travail sur des questions d'ordre didactique ou pédagogique mais nous cherchons à comprendre le rôle joué par la technique et ses relations avec le comportement des uns et des autres. Pour ce faire, nous mobilisons différentes méthodologies et en particulier celles reposant sur la collecte et l'analyse des traces numériques de l'activité. Depuis plusieurs années, le BYOD s'est imposé à nous comme un élément déterminant qu'il fallait prendre en compte en tant que tel, parce qu'il transforme le cadre d'action des jeunes (et des moins jeunes) et imprime de ce fait de substantielles modifications à l'activité et au comportement des uns et des autres.

Quel pourrait être l'avenir du BYOD en contexte pédagogique ?

Jean-François Cerisier : Aujourd'hui, la réalité du numérique à l'École est avant tout faite des équipements personnels des élèves et des usages qui en sont fait. Comme l'expriment judicieusement certains observateurs, le numérique entre à l'École dans la poche des élèves. Il est vrai, certains s'en souviennent, que la découverte des ordinateurs et d'internet s'est longtemps produite à l'École. Ce que nous mesurons aujourd'hui, c'est que l'âge moyen du premier équipement personnel ne cesse de baisser. L'édition 2016 du baromètre du numérique réalisée par le CREDOC indique que 85% des jeunes âgés de 12 à 17 sont équipés d'un smartphone et ce taux d'équipement croit rapidement. Il suffit d'ailleurs de traverser une cour de récréation de n'importe quel collège pour mesurer que le taux d'équipement se traduit par une utilisation intensive.

Depuis plusieurs années, il nous semble important de souligner plusieurs particularités de cet environnement technique dont l'impact sur les comportements et les attentes des élèves est majeur et qui interroge également les politiques publiques. Si le smartphone n'est pas le seul équipement auquel accèdent la plupart des jeunes, il est emblématique par les usages qui en sont faits qui découlent pour partie de ses propriétés. Il s'agit d'une machine performante, nomade, connectée et personnelle. C'est sans doute la conjugaison de ces quatre caractéristiques qui en fait l'importance, en particulier parce qu'elles en font un équipement très disponible (y compris en cours, en dépit de toute interdiction) qui échappe presque totalement au contrôle des adultes (notamment en raison d'une connectivité qui permet de ses soustraire au filtrage de l'institution et de la famille).

Comme nous l'avions montré il y a plusieurs années (Cerisier et Popuri, 2011) avant même que l'équipement personnel des élèves ne se généralise, l'utilisation des techniques numériques par les jeunes et en particulier les adolescents est vécue par eux comme un moyen pour conquérir, voire reconquérir, un espace-temps qui leur est propre, à l'écart de l'encadrement et de la supervision des adultes. L'autonomie dont jouissent aujourd'hui les jeunes dans les usages qu'ils font de leurs smartphones donne plus de force encore à ce mouvement d'émancipation juvénile.

Ce constat bat en brèche l'idée selon laquelle le recours au numérique en classe dans le cas d'une prescription scolaire serait d'abord un facteur de motivation très important. S'il est vrai que les enfants et les adolescents ont une forte appétence à l'égard du numérique, elle s'évanouit très vite dès lors que l'activité d'apprentissage instrumentée numériquement ne présente pas d'intérêt pour elle-même. C'est donc bien l'activité et non les techniques numériques qui peuvent susciter l'attention, l'intérêt et l'engagement des élèves même si l'on ne peut nier que le numérique possède une certaine attractivité intrinsèque.

Voilà qui appelle une véritable réflexion techno-pédagogique pour élaborer des activités d'apprentissage qui tirent parti des potentialités offertes par l'instrumentation numérique. Il ne s'agit pas nécessairement de recourir aux développements techniques les plus récents et les plus sophistiqués (même si rien ne l'interdit) mais d'élaborer des activités où la technique apporte une véritable plus-value.

C'est dans ce contexte que se pose la question du BYOD, en tension entre les attentes de l'École et les désirs des enfants/adolescents. Contrairement à ce que l'on dit parfois, le BYOD scolaire n'englobe pas toutes les utilisations des matériels personnels des élèves (comme ceux des enseignants d'ailleurs). L'équipement des élèves peut être utilisé à l'École ou dans d'autres lieux, à des fins scolaires ou non. Le BYOD concerne les usages des matériels personnels à des fins scolaires. Qu'il s'agisse de smartphones, de tablettes ou bien d'ordinateurs portables, le BYOD devient l'une des situations les plus courantes de l'utilisation des techniques numériques à l'École. Le niveau d'équipement des élèves devient de plus en plus favorable à l'abandon des politiques d'équipement financées et opérées par l'État et/ou les collectivités territoriales, sauf pour remédier aux difficultés financières des familles les plus modestes. Il convient de souligner que si la question des matériels semble avoir vocation à être réglée ainsi, il n'en va pas de même de la connectivité (liaison des établissements à internet et wifi) qui apparaît nettement comme la condition la plus critique pour le développement des pratiques pédagogiques numériques et des ressources (applications, services, documents) dont certaines, très utiles aux apprentissages, ne peuvent guère se penser sans un circuit éditorial commercial.

Quels peuvent être les obstacles et les leviers à l'appropriation par les enseignants de cette démarche pédagogique centrée sur les outils des apprenants ? 

Jean-François Cerisier : Le BYOD dessine une nouvelle situation pour l'enseignant et les élèves. Il y a d'abord cette nouvelle économie de l'attention que l'enseignant doit élaborer et piloter puisque la tentation est grande pour l'élève d'opter pour des activités privées. La réponse à cette difficulté est complexe et compliquée. Elle est d'abord pédagogique par une véritable transformation des activités d'apprentissage. Elle est également contractuelle car s'il est impossible de bannir l'usage non scolaire des équipements en classe, il est indispensable de le réguler avec de nouvelles chartes élaborées en concertation avec tous.

Le BYOD, c'est aussi une diversification des équipements. On s'éloigne du « relatif » confort d'une salle informatique pour faire face à des terminaux, des systèmes d'exploitation et des applications différents. Là encore, c'est la logique du numérique qui s'impose avec de nouvelles organisations et de nouveaux modes de travail. Le potentiel du BYOD est réel, tout autant que son impact sur l'ingénierie pédagogique et la conduite de la classe.

Nombreux sont ceux qui, dès les années 80, ont présenté l'informatique puis les techniques numériques comme de puissants leviers pour l'innovation pédagogique. L'argumentation, que la réalité a longtemps démentie, reposait sur l'idée que les transformations induites par l'instrumentation numérique des activités d'apprentissage seraient en faveur d'une plus grande efficacité pédagogique. On observe depuis longtemps de multiples initiatives pédagogiques d'une très grande inventivité et d'un très grand intérêt mais il semble que l'appropriation des techniques numériques (sans parler de leur disponibilité) était insuffisante pour initier des transformations d'ampleurs. Beaucoup des usages du numérique à l'École se réduisent à l'instrumentation d'activités numériques préexistantes. Par la mise en tension qu'il exerce sur les principaux déterminants des situations scolaires, le BYOD invite véritablement à l'élaboration de pratiques pédagogiques différentes.

Pouvez-vous nous définir ce qu'est la forme scolaire ? Dans quelle mesure le BYOD peut-il contribuer à la refondation de cette forme scolaire ? 

Jean-François Cerisier : Il faut comprendre ici la « forme » comme un concept hérité (dérivé) de la sociologie de la forme théorisée par Georges Simmel au début du vingtième siècle. Selon cette approche, les phénomènes sociaux se caractérisent par leur forme et leur contenu, l'un et l'autre pouvant être relativement indépendants, la forme possédant un caractère de généricité et pouvant s'appliquer à des contenus différents. Ainsi, l'industrialisation est-elle une forme qui convient par exemple très bien à l'économie de l'automobile mais elle peut aussi s'appliquer à l'éducation comme on l'observe, par exemple, dans certaines entreprises de formation. Concrètement, la forme scolaire se décline en un certain nombre de principes qui, pour un public et des objectifs éducatifs précis, dans un contexte sociohistorique donné, fixe les droits et devoirs de chaque acteur. Il y est donc question de ce que chacun peut et/ou doit faire avec une contractualisation partiellement explicite (les programmes scolaires, les horaires, les règlements intérieurs …) et en partie implicite. La forme scolaire est avant tout un contrat social et culturel qui tente de répondre à un projet politique, celui d'une nation pour l'éducation de ses enfants. Elle est aussi un substrat très stable qui sous-tend l'École d'aujourd'hui dans la continuité directe des principes énoncés par Condorcet et dont la transformation procède davantage d'aménagements que de ruptures. Si le cours magistral a été remplacé par le cours dialogué, qui remet en cause l'existence du découpage par niveaux, par des disciplines ? Par exemple !

S'agissant d'un principe d'organisation scolaire, la forme scolaire détermine les marges de libertés des uns et des autres (élèves, enseignants, parents, cadres du système éducatifs …). Pour les exprimer, on peut recourir au concept d'interactions culturelles que nous étudions à TECHNÉ (Cerisier, 2016) et dont les principales sont au nombre de quatre : les interactions conceptuelles qui définissent le rapport individuel à l'information et à la connaissance ; les interactions spatiotemporelles qui organisent le rapport de chacun au temps et à l'espace ; les interactions sociales qui caractérisent le rapport à autrui et à soi-même et, enfin, les interactions poïétiques qui expliquent le rapport individuel à la production, la création et la créativité. Ainsi, la forme scolaire peut-elle être définie par un rapport à l'information et à la connaissance (les savoirs scolarisés, la médiation des manuels et autres ressources scolaires, la médiation opérée par l'enseignant …), par un rapport au temps et à l'espace (l'espace physique de l'établissement, le temps scolaire), par un rapport à autrui (l'asymétrie de la relation maître-élève, les us et coutumes des échanges entre pairs, …) et, enfin, par rapport à l'activité et sa dimension créative (les tâches scolaires et leur ordonnancement). Présentée ainsi, on comprend très vite l'impact que le BYOD est susceptible d'avoir sur la représentation que les acteurs de l'Ecole ont de la forme scolaire, à commencer par les élèves. Il instaure un décalage entre la forme scolaire et leurs attentes, voire leurs pratiques, comme le montre notamment les travaux de Melina Solari (2016). En ce sens, comment ne pas penser le BYOD comme un cheval de Troie, ferment d'une transformation profonde de la forme scolaire ?

En quoi le BYOD peut-il contribuer à l'acquisition par les élèves de ce que vous nommez la “culture numérique” ?

Jean-François Cerisier : Pour ma part, je suis réticent pour réduire la culture numérique à un capital culturel réduit à des équipements, des usages et des compétences. En fait, évoquer la « culture numérique » est une commodité pour désigner les transformations de notre culture imputables à l'appropriation individuelle et collective des techniques numériques de l'information et de la communication. Elle n'existe pas en tant que telle mais il est vrai que notre culture est bouleversée par le numérique et que cette transformation n'en est qu'à ses débuts. La question que vous posez est donc celle de l'acculturation qui est justement la mission de l'École. Comment accompagner des enfants, aux côtés d'autres institutions et à commencer par la famille, à s'intégrer dans une société où les actes matériels mais aussi les valeurs et les normes sociales sont en partie déterminées par les effets de la médiation instrumentale numérique ?

C'est d'ailleurs l'optique qui a été choisie par l'État et son ministère de l'Éducation nationale ces dernières années avec sa stratégie « Faire entrer l'École dans l'ère du numérique ». C'est un objectif très important et exigeant puisque l'acculturation des élèves au numérique suppose celle de l'institution. La transformation de la forme scolaire constitue probablement une condition de cette acculturation et le BYOD, qui y invite de fait, pourrait jouer un rôle déterminant.

Pour terminer, je souhaite insister sur un élément qui me parait essentiel. Il est important de « faire » pour apprendre mais tous les apprentissages ne peuvent pas relever de l'activité spontanée. C'est d'ailleurs le rôle, discuté par certains, mais constitutif de l'institution scolaire, que d'organiser des activités pour des apprentissages décidés « pour » les élèves en fonction du projet de la nation pour eux et pour elle-même. John Dewey défendait l'idée qu'organiser les apprentissages ne peut faire l'économie d'organiser l'activité des élèves mais qu'il ne suffit pas pour autant de faire pour apprendre, ou, plutôt, faire ce que l'on veut ne permet pas d'apprendre ce que l'on doit. Le BYOD ne saurait donc à lui seul garantir une acculturation numérique qui appelle des activités d'apprentissage spécifiques qui sont de la responsabilité de l'École.

Notes de bas de page

 

Bibliographie

  • Cerisier, J.-F. (2016). La forme scolaire à l'épreuve du numérique. Questions de communication. Série actes 34 : Numérique & éducation. Dispositifs, jeux, enjeux, hors jeux.
  • Cerisier, J.-F., Popuri, A. (2011). Computers and School : Indian and French students' discourse. European Journal of Education, 46(3), 373-387
  • Cerisier, J.-F., Popuri, A. (2011). Technologies numériques à l'école : ce qu'en disent les jeunes. Administration et Education, 1(129), 27-32

Ouvrage sités

  • Solari, M. (2016). Que représente l'utilisation du téléphone au collège face à la forme scolaire ? Dans S. Iksal, C. Michel et C. Pelissier (dir.), Actes des 6ièmes Rencontres Jeunes Chercheurs en Environnements Informatiques pour l'Apprentissage Humain (RJC EIAH). [En ligne], https://rjceiah.sciencesconf.org/data/pages/Actes_RJC_Final2.pdf
  • Vincent, G. (1980). L'école primaire française. Étude sociologique. Lyon : Presses Universitaires de Lyon & Paris : Maison des Sciences de l'Homme.