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Les jeux olympiques : des enjeux multiples

Charles Maurras aux Jeux olympiques d’Athènes en 1896 et déjà le nationalisme…

Charles Maurras, né en 1868 à Martigues, poursuit des études gréco-latines à Paris, où il devient journaliste littéraire. Homme politique, essayiste, rédacteur d’articles pour des journaux, il couvre les Jeux olympiques d’Athènes pour le journal La Gazette de France. Ce voyage le change profondément, l’orientant vers un nationalisme militant.

Charles Maurras. Lettre parue dans La Gazette de France le 17 avril 1896.

« En attendant, je contemple le rocher et le temple qu’il supporte sous leurs aspects les plus divers. Deux fois déjà j’ai vu le soleil se coucher, je l’ai vu deux fois se lever en avant ou en arrière de l’Acropole… Les Jeux qui auront lieu dans l’après-midi ne pourront manquer d’être infiniment agréables. Hier, la bise gâtait un peu le divertissement. Mes amis athéniens étaient fort en colère contre les nuées de leur ciel. Néanmoins, nous nous sommes fort divertis dans le spectacle. Le stade est très majestueux. Vous devez savoir que c’est l’ancien stade, revêtu de marbre par Hérode Atticus, puis ruiné et presque détruit, qui a été restauré grâce aux munificences d’un marchand grec d’Alexandrie, M. Averof. En pareille occasion, les Athéniens de la décadence eussent décerné à leur bienfaiteur quelque trois cents statues d’or massif ; on s’est contenté de lui en ériger une seule, en marbre fin. Elle s’élève sur un côté de l’entrée du stade. Nos Athéniens ne perdent pas une occasion de crier « Vive Averof ! » Ce cri est devenu en peu de temps aussi populaire que « Vive le Roi ! » Ou même « Vive le diadoque ! » (Le diadoque est l’héritier présomptif du trône, leur dauphin.) Mais revenons aux Jeux. Je vous dirai qu’ils sont fort beaux. Mais j’ai eu hier la douleur d’assister à trois victoires de gymnastes allemands. Trois fois le drapeau blanc et noir a été hissé sur le stade. La première, je dois le dire, cela n’a point été sans huées : le peuple entier était debout ; tout le monde criait « adika ! adika ! » (injustice, injustice !) Il paraît que les juges avaient mal jugé ; la palme décernée à l’équipe allemande aurait dû revenir à l’équipe hellénique. Pourtant le beau travail de deux ou trois de ces barbares germains a fini par conquérir l’admiration générale. C’est qu’ils n’avaient point de concurrents français devant eux. Cette réflexion faite, j’ai pu m’abandonner au sentiment commun… Comme Athènes ressemble assez bien à Capharnaüm en ce moment, on n’est pas étonné d’y trouver le Père Didon. Il a prêché le jour de Pâques. Il a été fort éloquent. Il a dit les louanges de l’internationalisme, de la force physique, de quantité d’autres belles choses sur lesquelles nous reviendrons. Le Père Didon n’a même pas oublié les gloires antiques d’Athènes ; et il a eu un rapprochement fort ingénieux d’Athènes et de Paris, unies par la naissance et l’apostolat de saint Denys l’Aréopagite. »

Articles parus sous forme de lettres dans le journal qu’il représentait, La Gazette de France, publiés entre le 15 et le 22 avril 1896. (Source : http://maurras.net/pdf/maurras_jo.pdf)

Toute la culture classique dont Maurras est porteur se retrouve dans cette première lettre : références à l’Acropole et au Parthénon, rappel de l’histoire d’une cité marquée par les constructions. L’auteur s’arrête longuement sur le mécénat moderne, reproduction de l’évergétisme grec classique : Georges Averoff est un homme d’affaires grec né en 1815 en Épire, mort en 1899, qu’une carrière professionnelle conduit en Grèce et en Égypte, à Alexandrie, où il finance des constructions d’écoles et de lieux publics. Répondant à la demande de la famille royale grecque, il a largement payé les premiers Jeux modernes, notamment la coûteuse reconstruction du stade panathénaïque en marbre blanc. Pendant les Jeux, il a accueilli les délégations et reçu des Athéniens ovations et remerciements classiques à travers l’érection d’une statue. Les références au père Didon (voir la partie consacrée à la devise olympique) soulignent également la présence de la France dans cette rénovation des Jeux.

                Maurras, qui n’avait manifesté que peu d’enthousiasme à l’idée de couvrir les Jeux olympiques, qui avait pris son voyage comme un temps de rencontre avec les lieux de la culture classique change d’avis au contact des épreuves. Mais ce ne sont pas tant les exploits sportifs qui le séduisent que les rivalités nationales qui s’expriment. Les champs lexicaux utilisés par l’auteur lorsqu’il décrit les victoires allemandes en disent long sur les relations nationalistes qui se créent dans cette arène nouvelle. L’exploit sportif est à peine souligné (« l’admiration générale »), le « barbare germain » victorieux, le symbole national germanique flottant sur le stade, l’erreur de jugement comme élément de dramatisation, les grandes composantes du sport moderne dans sa médiatisation sont posées de façon très précoce par le verbe du créateur du nationalisme intégral. Ce voyage, et ce qu’il y a vu, a forgé chez Maurras l’idée que le sport pouvait jouer le rôle de vitrine des nations, une autre façon de faire la guerre.

La lettre suivante est plus subtile et intéressante pour l’argumentaire qu’elle développe. Maurras confronte les sentiments qui le conduisaient à refuser les Jeux modernes au moment de leur création à ceux qu’il éprouve au spectacle des Jeux et qui nourrissent une pensée politique dès lors favorable à cet événement. « Une conversion », nous dit l’auteur.

Quatrième lettre de Charles Maurras parue le 19 avril 1896.

« Nous avons fait la revue des spectateurs ; venons au spectacle lui-même. Venons à ces Jeux olympiques restaurés qui sont célébrés pour la première fois à Athènes (ils avaient été abolis par Théodose à Olympie en 394) et qui désormais auront lieu de quatre ans en quatre ans dans une des capitales de l’Europe.

Quand la première idée en fut publiée, j’avoue que je l’ai blâmée de toutes mes forces. Cette internationale nouvelle, l’internationale du sport me déplaisait. J’y voyais la profanation d’un beau nom. J’y voyais de plus un anachronisme ; des olympiades grecques étaient possibles quand il existait une Grèce. Il n’y a pas, du moins il n’y a plus d’Europe : comment verrions-nous des olympiades européennes ? Enfin, ce mélange de peuples risquait, à mon sens, d’aboutir non point à un intelligent et raisonnable classement des nations modernes, mais aux pires désordres du cosmopolitisme. Or, je vous prie, à qui reviennent tous les bénéfices du cosmopolitisme ? Au moins cosmopolite des peuples, à la plus nationaliste des races. Je dis aux Anglo-Saxons. L’ère qui va s’ouvrir à Athènes ne fera qu’apporter un nouvel élément de vitalité et de prospérité à nos ennemis éternels. Le vocabulaire du sport contribuera à propager une langue dont la planète entière est déjà infestée.

Ainsi, raisonnais-je, et non point, je crois, sans vraisemblance ; je reçus là-dessus les vives remontrances de M. Pierre de Coubertin, le zélateur de l’entreprise. Elles glissèrent sur mon esprit sans y faire de l’impression. Pourtant, la réflexion à laquelle je pus me livrer pendant deux années (juin 1894–mars 1896) ne laissa pas de nuancer ce premier sentiment. Le choix d’Athènes inclinait à plus de bienveillance. Il me semblait que sous l’Acropole, certaines barbaries ne pourraient se donner carrière, et que la suite des représentations athlétiques garderait l’influence de ce point de départ. Enfin, quand je bouclai ma valise, la bienveillance l’emportait. Puisque j’allais juger l’affaire de mes yeux, ne fallait-il pas qu’elle bénéficiât de mes doutes ?

L’expérience à laquelle j’ai assisté a consommé une conversion. Mes premières raisons ne manquaient point de fondement, mais elles étaient incomplètes. J’avais négligé deux grands traits. Pour ce qui est du cosmopolitisme, je ne voyais pas qu’il n’y aurait rien à craindre de ce côté, pour la bonne raison que, quand plusieurs races distinctes sont mises en présence, obligées à se fréquenter, bien loin de s’unir par la sympathie, elles se détestent et se combattent au fur et à mesure qu’elles croient se connaître mieux. Paul Bourget a fait avant moi cette observation ; mais j’en donnerai des images. Pour ce qu’est la prépondérance anglo-saxonne, j’avais oublié de noter qu’elle n’est si forte que parce qu’elle a procédé avec une lenteur savante, un mystère, un silence profondément gardé : les progrès n’ont pas été, comme ceux des Prussiens, d’une brusquerie foudroyante. Même aujourd’hui, quand les Anglo-Saxons sont les maîtres partout, on ne sait pas assez, on ne mesure pas quelle est leur vraie puissance. Elle est fondée en partie sur notre peu de savoir. Ces terribles envahisseurs bénéficient, dans une mesure fort large, de ce que nous ne savons au juste ni ce qu’ils sont, ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils rêvent de faire. Les modernes olympiades auront l’avantage de montrer aux peuples latins le nombre, la puissance, l’influence, les prétentions insolentes, les ridicules de ces hardis prétendants à l’empire du monde. Il est possible que cela nous puisse procurer un quart d’heure d’angoisse. Nous serions le dernier des peuples si nous avions peur d’avoir peur. Voyant à nu ce grand péril, nous aurons une chance de moins d’y succomber.

Les deux ordres de réflexion que je viens de noter m’ont été suggérés, je dois le redire, par mes journées passées au stade. Je vous ai raconté comment l’ombre d’un avantage fait aux gymnastes allemands aux dépens des gymnastes grecs, souleva l’autre jour une véritable tempête. En revanche, la course de Marathon, dont les sept premiers arrivants étaient hellènes (le huitième était un Français) a excité, hier, par tout le peuple de Cécrops, une ivresse de joie, une force d’enthousiasme que je ne saurais peindre. « Nénikikamen ! » Nous avons vaincu ! Lorsque le maillot blanc et bleu de M. Spiro Louys a été signalé, toutes les cigales attiques firent monter au ciel leur sèche et perçante chanson. « – Ô nikitos ! Ô nikitos ! – Zitô ! » (Le vainqueur ! Le vainqueur ! Vive !…). Il n’était pas un bon Hellène qui ne fût en l’air, en criant : « Ô marathonomachos ! Ô marathonomachos ! » (Le marathonomaque). Le drapeau national frémissait dans toutes les mains. Puis, le vainqueur rendu au terme, quels baisers et quelles étreintes de compagnons, d’amis, d’inconnus. On lui fait boire du café. On lui jette mille présents. On se cotise pour lui acheter quelques arpents de terre dans son village. Une dame de Smyrne lui offre, séance tenante, une chaîne d’or. Je connais bien ce peuple-là ; je l’ai vu aux arènes d’Arles et aux Naumachies de Martigues…

Notez que rien n’était plus légitime ni plus sensé que le triomphe de cet Hellène aux pieds légers. M. Louys distançait de beaucoup ses autres concurrents : il a franchi, en un temps fort court, la distance fort longue d’Athènes à Marathon. Je ne songe point à sourire de cette grande joie populaire, ni à m’en étonner ; j’en note simplement le caractère très national. On s’attriste si l’Hellène, sautant à la perche, manque la barre ou s’il risque d’exécuter moins parfaitement le rétablissement aux anneaux ; on fronce le sourcil si l’Allemand ou l’Américain ont plus d’adresse et de bonheur. De tels sentiments ne nuisent en rien à la justice. On admire ce qu’il est équitable d’admirer, toutefois on le fait de plus ou moins bon cœur suivant les honneurs engagés… »

Articles parus sous forme de lettres dans le journal qu’il représentait, La Gazette de France, publiés entre le 15 et le 22 avril 1896. (Source : http://maurras.net/pdf/maurras_jo.pdf)