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Poètes en résistancePoètes en résistance

Louis Aragon René-Guy CadouJean CassouRené CharMarianne CohnRobert DesnosPaul ÉluardPierre SeghersRené Tavernier

Poètes

Pierre Seghers, « Octobre »
Pistes pédagogiques

Écrit en décembre 1941, le poème « Octobre » de Pierre Seghers est paru en janvier 1942 dans le numéro 3 de la revue suisse Traits, puis en juillet 1943 dans le recueil L’Honneur des poètes, aux Éditions de Minuit, qui rassemble des textes de poètes résistants. Ce poème rend hommage aux otages exécutés par les nazis au mois d’octobre 1941, pour punir plusieurs attentats. En effet, le 19 octobre, un déraillement a lieu sur la ligne ferroviaire Rouen-Le Havre et le lendemain, le lieutenant-colonel Holtz est abattu à Nantes. En représailles, le 22 octobre, vingt-sept otages internés au camp de Châteaubriant, en Loire-Atlantique, sont fusillés, seize à Nantes et cinq au mont Valérien, la plupart communistes.
Le 21 octobre, un attentat est perpétré contre le conseiller de l’administration militaire Reimers à Bordeaux. La riposte ne se fait pas attendre : le 24 octobre, cinquante otages sont fusillés au camp de Souge, en Gironde.

Le titre

On commencera par demander aux élèves de réfléchir aux connotations du titre : il suggère l’idée de tristesse, de fin, d’annonce d’une mort prochaine, symbolisée par la saison. Il peut aussi évoquer un ensemble de couleurs chaudes, à dominante rouge, qui rappelle les feuilles mortes. On pensera enfin, éventuellement, à la révolution d’Octobre et donc au soulèvement d’un peuple contre une autorité jugée insupportable.

La structure du poème

On invite ensuite les élèves à observer la structure du poème. Ce dernier est régulièrement ponctué d’un octosyllabe qui fait suite à trois vers de treize syllabes ; il contient vingt-quatre vers. Plusieurs remarques s’imposent donc : tout d’abord, l’utilisation peu courante du vers de treize syllabes semble choisie pour éviter, de façon appuyée, l’alexandrin, vers de la poésie lyrique ou épique par excellence, dont il est pourtant si proche. Le rythme impair du vers de treize syllabes le rend moins solennel, évite que le lecteur ne se laisse trop facilement bercer par la musique familière de l’alexandrin. En heurtant l’oreille, il attire l’attention sur le caractère exceptionnel et barbare des événements qu’il met en scène. En revanche, les octosyllabes introduisent un rythme pair, plus traditionnel, qui tranche et permet à la voix de se poser. Ils sont donc une ponctuation dans ce poème qui en comporte par ailleurs très peu.
On demandera alors aux élèves d’étudier plus précisément le contenu de ces octosyllabes :

« Le massacre des Innocents » (v. 4)
« Cinquante fils la mort les prit » (v. 8)
« S’affaissèrent sur les genoux » (v. 12)
« Le Dieu des Justes les accueille » (v. 16)
« D’autres enfants dire leurs noms » (v. 20)
« Née de leur sang de fusillés » (v. 24).

Les thèmes abordés dans ces vers sont ceux de :

  • l’innocence (« Innocents », « Justes », on soulignera la présence des majuscules, que l’on note aussi dans « Dieu » et qui introduit le thème de la religion),
  • la filiation (« fils », « enfants », « Née »),
  • la mort (« la mort », « S’affaissèrent sur les genoux » ; « sang », « fusillés »),
  • la mémoire (« D’autres enfants diront leur nom »).

Parmi ces thèmes, celui de la mort, avec la couleur rouge du sang qui lui est associée, corrobore ce qui a été dit des connotations du titre.
On proposera donc ces thèmes comme pistes pour une lecture plus approfondie du poème.

La mort

Suggérée par le titre, la mort s’impose dès le premier vers, avec l’adjectif « mortes » placé à la rime. Son champ lexical parcourt tout le texte. C’est une mort violente – « sang » (v. 2 et 24), « Massacre » (v. 3), « sanglante » (v. 13), « criblés » (v. 15), « calvaire » (v. 21), « fusillés » (v. 24) – qui impose ses « « taches rouges » (v. 6) au texte.
Le rouge, en effet, tranche sur le blanc (« la neige du monde » et « l’hiver blanc », v. 5) qui symbolise l’immobilité, l’engourdissement, une autre forme de mort, par paralysie cette fois. Une troisième couleur apparaît dans le poème, le vert qui, étrangement, qualifie le ciel (v. 15) et Octobre (v. 22). Habituellement, le vert est associé au printemps, au renouveau, à la joie et l’espoir. Ici en revanche, étant donné l’omniprésence de la mort et la date d’écriture du poème (1941), il évoque plutôt les uniformes militaires et donc l’occupation nazie. Dans un paysage blanc, morne, engourdi, plombé par le vert des nazis, le rouge sang éclate, dérange et, paradoxalement, apporte la vie puisqu’il fait naître la « colère » (v. 6).
La colère est d’autant plus grande que la mort est injuste. D’une part, elle intervient alors que le pays s’était rendu, comme l’indique la mention d’Eustache de Saint-Pierre, le plus célèbre des bourgeois de Calais, qui livrèrent les clés de la ville au roi anglais Édouard VII en lui demandant d’épargner la population. D’autre part, elle touche des « Innocents », et en grand nombre, comme le souligne l’anaphore insistante de « Cinquante » (en tête des v. 8, 9, 10, 11, 13).

L’innocence

Le premier terme qui désigne les morts dans le poème est celui d’«Innocents » (v. 4), repris par les expressions « sans méfaits » (v. 10) et « aux regards plus droits » (v. 11), puis par le substantif « enfants » (v. 15,18,20). Cette innocence est reconnue par « Le dieu des Justes » qui « les accueille » (v. 16). Avec la parataxe du vers 10, elle semble étroitement liée à l’idée de filiation. L’absence de lien logique entre « Cinquante sans méfaits » et « ils étaient fils de chez nous » invite, en effet, le lecteur à rétablir un lien causal : « Cinquante sans méfaits parce qu’ils étaient fils de chez nous ». Se dégage ainsi une image idéalisée de la France.

Les fusillés de Chateaubriant, (Loire Atlantique). En août 1941 les nazis décidèrent d’exécuter un groupe de prisonniers français considérés comme « otages », en représailles de tout acte de résistance. 
© Gerald Bloncourt / Rue des Archives Les fusillés de Châteaubriant (Loire-Atlantique).
© Gerald Bloncourt/Bridgeman Images

La filiation : des fils héroïques

Les fusillés symbolisent donc la France, parce qu’ils sont ses « fils » (v. 8). Le terme est repris par l’expression redondante « fils de chez nous » (v. 10), qui lie étroitement ces morts au pays, et l’emploi du substantif « enfants » avec l’adjectif possessif « ses » (v. 15) insiste encore sur cette idée. Ils représentent son peuple d’artisans et de paysans, comme le suggèrent, au vers 9, les termes « échoppe » et « plaine ». À travers eux se dessine l’image d’une France autrefois heureuse – qui se lit également dans l’emploi du verbe « chanter » à l’imparfait (v. 9) – mais désormais accablée. La personnification des lieux touchés par les massacres, avec l’adjectif « sanglante » (« notre Loire sanglante », v. 13) et le verbe « pleure » (« Bordeaux pleure », v. 14) rend plus concrète, précise et pathétique l’évocation du pays blessé.
La France est courageuse aussi, puisque le même verbe « chanter » est, cette fois, conjugué au présent, renforcé par l’adverbe « toujours » (v. 15). Les fils de France « criblés » ont supporté courageusement leur mise à mort et la permanence de leur chant peut être comprise comme une provocation face à l’ennemi, comme la certitude d’être dans le juste et le vrai. Ils sont les dignes fils de leur mère patrie personnifiée en mère douloureuse mais « droite dans son deuil » (v. 13). La raideur est marquée, du point de vue du rythme, par l’allitération de la dentale « d » et par la suite des mots monosyllabiques.
Cette mère digne devant la mort de ses fils en évoque une autre, la Vierge Marie. La référence est autorisée par les autres allusions religieuses que contient le poème et qui héroïsent les fusillés. Tout d’abord, leur courage et leur innocence font que « Le Dieu des Justes les accueille » (v.16) et leur chant rappelle les cantiques des martyrs, torturés pour leur foi. Ils sont d’ailleurs « vêtus de feu » (v. 17), allusion non seulement à leur mort « par le feu », mais également à l’auréole de lumière qui nimbe les Bienheureux. Par ailleurs, « Le Massacre des Innocents » (v. 4) renvoie à l’épisode de l’Évangile selon Matthieu dans lequel Hérode le Grand, roi de Judée à la solde des Romains, ordonne le meurtre de tous les enfants mâles âgés de deux ans ou moins dans la région de Bethléem, peu après la naissance du Christ. L’expression évoque donc le scandale d’une jeunesse innocente sacrifiée et la douleur d’un peuple asservi (les Juifs), sous une domination cruelle (Rome). La situation est évidemment facilement transposable à la France subissant le joug nazi. Mais cette référence biblique hausse les fusillés à la grandeur du mythe. De même, le mot « calvaire » (v. 21), qui dit à la fois les souffrances du pays vaincu et leur propre supplice, les apparente au Christ, mort pour le salut des autres hommes. Par leur sacrifice, comme Jésus, les fusillés appellent leurs semblables à une prise de conscience et, comme lui, ils sont promis à la résurrection que le futur de l’indicatif des verbes « ressusciter » (v. 17), et « renaître » (v. 21) présente comme certaine.

La mémoire

Cette résurrection passe par la mémoire (ce qu’indique l’emploi de l’adverbe « Alors » qui souligne le lien de conséquence entre les vers 20 et 21) et par la transmission, assurée par « nos écoles » (v. 17), qui ne représentent pas seulement ici la relève des jeunes générations mais l’avenir de la nation, en tant qu’entité consciente d’une identité historique et culturelle. La répétition du nom « enfants », mise en valeur par l’opposition entre « leurs enfants » (v. 18) et « d’autres enfants », marque bien la perpétuation du souvenir qui fait entrer les fusillés dans la légende du pays.
Ainsi ne sont-ils pas morts pour rien car, après avoir fait « s’élargir la colère » (v. 6), ils font naître une autre figure légendaire, constitutive de l’identité nationale, celle de « la Jeanne au visage de fer » (v. 23), Jeanne d’Arc, incarnation absolue de la résistance à l’ennemi envahisseur, par ailleurs martyre et sainte patronne de la France. Son nom, que le vers oblige à prononcer à la manière médiévale, avec la diérèse « Je-a », renvoie à un passé mythifié. Elle s’oppose à « Eustache de Saint-Pierre » (v. 7), symbole de la reddition et de la soumission au vainqueur. Son apparition annonce une détermination à combattre (elle a un « visage de fer » (v. 23), un masque guerrier) et un triomphe futur qui s’alimentent dans le sang des martyrs. Avec elle, les fusillés entrent dans l’Histoire et deviennent des héros épiques, c’est-à-dire des hommes exemplaires, porteurs des plus hautes valeurs de la communauté, soutenus par la puissance divine et à la mort desquels les éléments naturels participent. Le vent, en particulier, joue un rôle actif, il « pousse » (v. 1), « emporte » (v. 3) et « porte » (v. 5). Les « colonnes de feuilles mortes » (v. 1) rappellent les colonnes de soldats ou de prisonniers et la neige emprisonne le monde (v. 5) comme le font les nazis.
Le poème, hommage à la France suppliciée, est donc aussi une invitation à retrouver une certaine grandeur, un appel au lecteur. Ce dernier, déjà apostrophé et pris à témoin au vers 3 (« Le vois-tu... »), est également présent dans le pronom personnel « nous » et dans les adjectifs possessifs « notre » (« notre Loire », v. 13) et « nos » (« nos écoles », v. 17). Lecteur et auteur appartiennent à un même pays et partagent donc une même histoire et un même destin. En employant le « nous » et le « tu », Seghers insiste sur la fraternité qui le lie – lui et son lecteur – à ses compatriotes suppliciés et invite à la lutte contre l’occupant.
Octobre devient alors, sinon le mois d’une grande révolution, du moins celui de la révolte et de l’appel à la libération.

À ce stade de l’étude, il est possible de faire dégager aux élèves trois idées récurrentes dans le poème, qui pourraient former les trois axes d’un commentaire, sous lesquels s’inscriraient les remarques formulées dans l’analyse.

Des héros martyrs
  • L’omniprésence de la mort : le titre, le champ lexical, une mort violente, le rouge, le vert et le blanc.
  • Une mort injuste : scandale souligné par l’emploi du vers de treize syllabes, référence à Eustache de Saint-Pierre, anaphore de « Cinquante » ; une mort qui touche des innocents (remarques sur le thème de l’innocence et du bonheur) et des « fils » (remarques sur le lien de filiation qui unit les fusillés à leur pays).
Des héros sacralisés
  • Les fils courageux, sûrs de leur bon droit et provoquant l’ennemi (ils affrontent la mort en chantant), d’une mère douloureuse mais digne (référence à la Vierge Marie).
  • Les autres références religieuses (martyrs, Bienheureux, calvaire, résurrection, promesse de vie éternelle grâce au souvenir dans la mémoire collective).
Des héros épiques : l’appel à la résistance
  • Entrée dans la légende nationale : remarque sur la figure de Jeanne d’Arc et sur les fusillés qui deviennent des héros épiques. Présence des octosyllabes qui attirent l’attention sur la « geste » des otages massacrés.
  • L’appel à la résistance : exemplarité à imiter de Jeanne d’Arc et des fusillés, utilisation des pronoms « tu » et « nous », appel à la fraternité entre l’auteur, le lecteur et les suppliciés.

Joëlle Souchaud