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« La mort de Velléda », Chateaubriand, Les Martyrs, Livre X

Pleurant et souriant tour à tour, la plus heureuse et la plus infortunée des créatures, Velléda gardait le silence. L' aube commençait à blanchir les cieux. L' ennemi ne parut point. Je retournai au château, ma victime m' y suivit.
 Deux fois l' étoile qui marque les derniers pas du jour cacha notre rougeur dans les ombres, et deux fois l' étoile qui rapporte la lumière nous ramena la honte et le remords. à la troisième aurore, Velléda monta sur mon char pour aller chercher Ségenax. Elle avait à peine disparu dans le bois de chênes, que je vis s' élever au-dessus des forêts une colonne de feu et de fumée. à l' instant où je découvrais ces signaux, un centurion vint m' apprendre qu' on entendoit retentir de village en village le cri que poussent les gaulois quand ils veulent se communiquer une nouvelle. Je crus que les francs avoient attaqué quelque partie du rivage, et je me hâtai de sortir avec mes soldats.
 Bientôt j' aperçois des paysans qui courent de toutes parts. Ils se réunissent à une grande troupe qui s' avance vers moi. Je marche à la tête des romains vers les bataillons rustiques. Arrivé à la portée du javelot, j' arrête mes soldats, et m' avançant seul, la tête nue, entre les deux armées :
 " Gaulois, quel sujet vous rassemble ? Les francs sont-ils descendus dans les Armoriques ? Venez-vous m' offrir votre secours, ou vous présentez-vous ici comme ennemis de César ? "
 Un vieillard sort des rangs. Ses épaules tremblaient sous le poids de sa cuirasse, et son bras était chargé d' un fer inutile. ô surprise ! Je crois reconnaître une de ces armures que j' avais vues suspendues au bois des druides. Ô confusion ! ô douleur ! Ce vénérable guerrier étoit Ségenax !
 " Gaulois, s' écrie-t-il, j' en atteste ces armes de ma jeunesse, que j' ai reprises au tronc d' Irminsul où je les avais consacrées, voilà celui qui a déshonoré mes cheveux blancs. Un eubage avait suivi ma fille dont la raison est égarée : il a vu dans l' ombre le crime du romain. La vierge de Sayne a été outragée. Vengez vos filles et vos épouses ; vengez les gaulois et vos dieux. "
 Il dit, et me lance un javelot d' une main impuissante. Le dard, sans force, vient tomber à mes pieds ; je l' aurais béni s' il m' eût percé le coeur. Les gaulois, poussant un cri, se précipitent sur moi ; mes soldats s' avancent pour me secourir. En vain je veux arrêter les combattants. Ce n' est plus un tumulte passager ; c' est un véritable combat, dont les clameurs s' élèvent jusqu' au ciel. On eût cru que les divinités des druides étaient sorties de leurs forêts, et que du faîte de quelque bergerie elles animaient les gaulois au carnage, tant ces laboureurs montraient d' audace ! Indifférent sur les coups qui menacent ma tête, je ne songe qu' à sauver Ségenax ; mais tandis que je l' arrache aux mains des soldats, et que je cherche à lui faire un abri du tronc d' un chêne, une javeline lancée du milieu de la foule vient, avec un affreux sifflement, s' enfoncer dans les entrailles du vieillard : il tombe sous l' arbre de ses aïeux, comme l' antique Priam sous le laurier qui embrassait ses autels domestiques.
 Dans ce moment, un char paraît à l' extrémité de la plaine. Penchée sur les coursiers, une femme échevelée excite leur ardeur, et semble vouloir leur donner des ailes. Velléda n' avait point trouvé son père. Elle avait appris qu' il assemblait les gaulois pour venger l' honneur de sa fille. La druidesse voit qu' elle est trahie, et connaît toute l' étendue de sa faute. Elle vole sur les traces du vieillard, arrive dans la plaine où se donnait le combat fatal, pousse ses chevaux à travers les rangs, et me découvre gémissant sur son père étendu mort à mes pieds. Transportée de douleur, Velléda arrête ses coursiers, et s' écrie du haut de son char :
 " Gaulois, suspendez vos coups. C' est moi qui ai causé vos maux, c' est moi qui ai tué mon père. Cessez d' exposer vos jours pour une fille criminelle. Le romain est innocent. La vierge de Sayne n' a point été outragée : elle s' est livrée elle-même, elle a violé volontairement ses voeux. Puisse ma mort rendre la paix à ma patrie ! "
 Alors, arrachant de son front sa couronne de verveine, et prenant à sa ceinture sa faucille d' or, comme si elle allait faire un sacrifice à ses dieux :
 " Je ne souillerai plus, dit-elle, ces ornements d' une vestale ! "
 Aussitôt elle porte à sa gorge l' instrument sacré : le sang jaillit. Comme une moissonneuse qui a fini son ouvrage, et qui s' endort fatiguée au bout du sillon, Velléda s' affaisse sur le char ; la faucille d' or échappe à sa main défaillante, et sa tête se penche doucement sur son épaule. Elle veut prononcer encore le nom de celui qu' elle aime, mais sa bouche ne fait entendre qu' un murmure confus : déjà je n' étais plus que dans les songes de la fille des Gaules, et un invincible sommeil avait fermé ses yeux.