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La sérendipidité : une pratique informationnelle pas si hasardeuse

Par Savoirs CDI,
[avril 2017]

Mots clés : processus d'acquisition de l'information, compétence informationnelle

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Florence Canet
Florence Canet

Florence Canet a soutenu en novembre 2016, une thèse en sciences de l’information et de la communication sous la direction de Marlène Coulomb-Gully (LERASS, Toulouse Jean Jaurès), André Tricot (CLLE, Toulouse Jean Jaurès) et Nicole Boubée (LERASS, Toulouse Jean Jaurès) sous le titre Veilleur 2.0 : d’une pratique professionnelle à une activité ordinaire.

Bonjour Florence, pouvez-vous préciser le concept informationnel de sérendipité ?

Florence Canet : La sérendipité c’est trouver ce que l’on ne cherchait pas. L’expérience survient parfois au détour d’un regard dans la rue, en feuilletant un magazine dans une salle d’attente ou en naviguant sur le web lors d’une pratique de recherche d’informations ou de veille. Cette découverte heureuse et inattendue appréciée par les individus, est en fait un véritable processus informationnel.

Dans le cadre des sciences de l’information et de la communication, cette notion apparaît dans les études en bibliothéconomie ; plus particulièrement dans l’analyse d’activités de browsing dans les rayonnages de bibliothèques propices à une rencontre hasardeuse entre un livre et un usager qui ne le recherchait pourtant pas (Cooksey, 2004). Aujourd’hui, elle est également mobilisée dans les études sur les comportements d’usagers qui naviguent sur le web et font des trouvailles informationnelles inattendues et fructueuses.

Les récents travaux empiriques de McCay-Peet, Toms, et Kelloway (2015) décrivent la sérendipité comme un processus informationnel rendu visible lorsqu’un individu établit une connexion inattendue entre des connaissances préalables, un besoin informationnel latent et un usage pour l’information trouvée. Plus précisément, Lawley et Tompkins (2008) dégagent quatre cas de situations de recherche d’information relevant de la sérendipité en fonction des buts de l’individu. Ils distinguent d’une part la « sérendipité classique » qui correspond à « trouver y de manière inattendue » ou « chercher pour x et trouver y de manière inattendue » ; et d’autre part, la « pseudo sérendipité » qui correspond plutôt à « chercher x et trouver x de façon inattendue » ou « trouver une utilisation inattendue pour x ou y ». Ces travaux soulignent ainsi la différence entre un but initial et un nouveau but informationnel qui apparaît fortuitement.

Peut-on parler de moments propices aux découvertes sérendipiennes ?

Florence Canet : Dans le cadre de navigations en ligne, des découvertes sérendipiennes ont notamment  été observées dans trois types d’activités qui se distinguent en fonction du niveau de précision du but informationnel initial de l’usager : 

  • La navigation avec un but ciblé et précis (directed browsing Erdelez, 2004);
  • La navigation avec un but non ciblé et flou (non directed browsing (Toms, 2000) ;
  • La navigation sans but (involuntary browsing (De Bruijn et Spence, 2001).

Dans le cadre de l’accompagnement des élèves à la recherche documentaire, ce point est donc important à retenir : une recherche à buts flous peut-être fructueuse pour établir des connexions (on pense bien sûr à l’intérêt du document de collecte par exemple).

Tous les usagers sont-ils en capacité de faire ce type de découvertes ?

Florence Canet : De manière intéressante, les définitions récentes de la sérendipité insistent sur l’importance de la capacité de l’individu à se rendre compte qu’il fait une découverte sérendipienne. Plusieurs critères émergent dans les études et il semble que tous les usagers ne soient pas identiques face à cette capacité (Erdelez, 1999). Cette chercheuse estime qu’il s’agit d’une véritable compétence qui entre en jeu dans les pratiques informationnelles. Elle propose une typologie des chercheurs d’informations : 

  • ceux qui font rarement des découvertes sérendipiennes ;
  • ceux qui rencontrent parfois des informations de façon inattendue mais n’envisagent pas cela comme de la chance ;
  • ceux qui rencontrent souvent des informations mais sans forcément faire le lien avec leurs besoins latents ;
  • ceux qui sont enthousiastes dans leurs pratiques de découvertes sérendipiennes qu’ils envisagent comme positives.

La capacité à réguler son attention dans le cadre de sa navigation est alors un élément facilitateur. Plus concrètement, dans une étude empirique récente qui observe les pratiques informationnelles en ligne d’étudiants de master (Martin, 2013), certains participants reconnaissent être attentifs à des informations qu’ils perçoivent pourtant comme inattendues. Ils précisent que la « sérendipité » est pour eux une façon de trouver des informations. Dans mon étude sur les pratiques de veille en ligne (Canet, 2016), un des veilleurs se compare d’ailleurs à un « chineur » qui déambule dans une brocante ou un vide grenier et qui au hasard des stands qu’il rencontre va pouvoir trouver une « pépite » qui va correspondre à un besoin exprimé ou non. En regard, les veilleurs amateurs qui sont plus novices, et/ou moins engagés, sont moins enclins à faire des découvertes et se sentent parfois perdus face à la masse d’information, comme pouvaient le ressentir certains adolescents interrogés par Aillerie (2012).

De fait, les individus ne sont pas tous enclins à faire des découvertes sérendipiennes. Toutefois, il est possible d’accompagner le développement de cette compétence, en étayant notamment les connaissances préalables de l’usager, et sa capacité à réguler son attention. Makri et Blandford (2012) insistent ainsi sur l’importance d’un « esprit préparé ». Fleming considérait ainsi avoir pu découvrir par sérendipité, la pénicilline grâce à ses connaissances antérieures qui lui ont permis de considérer la pertinence de sa trouvaille. La composante sagacité de la sérendipité peut alors être en partie expliquée par la présence préalable de connaissances dans le domaine. Elles permettent alors de faire le lien avec la pertinence de la découverte, et des besoins latents.

L’environnement numérique favorise-t-il la sérendipité ?

Florence Canet : Les études récentes sur la sérendipité sont nombreuses à questionner l’influence possible des technologies du web et du web social sur ce processus informationnel. En effet, la densité des informations offertes en ligne, et le libre accès encouragent l’exploration via une navigation plus aléatoire, pour laquelle l’usager s’autorise notamment à utiliser des sources variées en s’exposant à des informations provenant de canaux inhabituels. Prenons l’exemple du réseau social Twitter qui offre une part d’aléatoire conséquente notamment grâce à la fonction retweet qui permet aux usagers d’avoir accès à des informations, dont les sources leur sont potentiellement inconnues (elles sont redirigées vers eux par des sources qu’ils ont préalablement sélectionnées), rajoutant ainsi plus d’imprévisibilité et moins de maîtrise. Cet environnement riche et varié offre de fait une part d’inattendu plus élevée que la consultation de sources uniques et connues, et invite à une navigation plus floue.

Quels impacts sur les pratiques professionnelles des enseignants documentalistes ?

Florence Canet : Selon moi, l’intérêt de mieux connaitre ce processus informationnel et de le prendre en considération doit être envisagé à deux niveaux : sur le plan professionnel et sur le plan pédagogique.

Sur le plan professionnel, en tant qu’expert veilleur notamment, il autorise une veille sur des thématiques larges et variées, avec des buts flous et multiples qui, via les réseaux sociaux notamment, s’accordent avec la surveillance de nombreuses sources humaines de confiance. Ces dernières sont amenées à avoir elles-mêmes des buts changeants et donc enclines à diffuser des informations de manière plus aléatoire, ce qui offre alors l’éventualité d’activer des besoins informationnels finalement latents et donc de découvrir des pépites inattendues. Par ailleurs, la question de la mise à disposition des ressources pour les usagers peut également être mise en lien avec la sérendipité. Un classement thématique des fictions (ouvrages de littérature policière séparés des ouvrages de science-fiction, albums isolés des bandes dessinées) est clairement moins favorable à la découverte et laisse moins de place au hasard heureux d’un lecteur qui sera interpelé par un titre qui fera finalement sens pour lui alors qu’il souhaitait lire tout à fait autre chose.

Sur le plan pédagogique, dans le cadre des compétences info-documentaires, le processus de sérendipité mérite d’être explicité afin notamment que les élèves puissent identifier un processus informationnel qui leur est peut-être familier. Nous pouvons par exemple imaginer un travail durant lequel on inviterait les élèves à se rappeler de découvertes hasardeuses qu’ils auraient pu expérimenter dans le cadre de leur navigation en ligne. Partir de situations vécues peut permettre d’une part, de les aider à prendre conscience de ces découvertes heureuses, d’autre part, de révéler des schèmes communs dans leurs discours correspondants aux définitions exposées dans cet article, enfin leur permettre d’accorder de la valeur à ce processus et tenter ainsi d’y être plus attentif. Cet échange sur les conditions de navigation ayant donné lieu à ces découvertes peut ainsi permettre de valoriser des stratégies de navigation complémentaires à la recherche d’information à but précis et de légitimer le fait que la navigation à but flou ou même sans but puisse donner lieu à des résultats.

Dans une autre perspective, dans le cadre d’une activité de veille sur les réseaux sociaux avec des élèves, nous pouvons imaginer un travail collectif sur le long terme avec des thématiques de veille larges, correspondant à des sujets pour lesquels les élèves auraient déjà un minimum de connaissances. Les élèves pourraient être mis en sous-groupes de travail, avec des buts différents, mais en ayant connaissance de tous les sujets de veille de la classe. Afin d’aiguiser les stratégies de régulation métacognitive chez les élèves, notamment chez les plus novices informationnels, il serait envisageable de leur demander de consigner dans un carnet de bord leurs découvertes sérendipiennes, avec mention des éléments caractérisant les liens entre besoins informationnels et informations, ainsi que la qualité de la source (connue, connue d’une personne connue, ou inconnue). Les élèves pouvant également trouver des informations relatives au thème de recherche d'un autre groupe. . Même si ce travail peut paraître fastidieux, il peut peut-être aider certains à être plus attentifs à ces découvertes, et les aider à identifier les conditions de celles-ci. En complément, afin d’accompagner les élèves plus novices en terme de connaissances du domaine et afin de les mettre dans des conditions favorables à des découvertes sérendipiennes, un étayage des connaissances pourrait être proposé sous forme de points de repères sur le sujet afin que les élèves bénéficient tous d’un « esprit préparé » et puissent ainsi établir plus aisément des connexions.

De nombreuses pistes pédagogiques sont à inventer ! Il ne s’agit bien sûr pas de former à la sérendipité, mais bien d’éclairer les processus d'explorations informationnelles possibles et de légitimer des modalités de recherche plurielles permettant d’assouvir ses besoins informationnels.

Pour aller plus loin

  • CANET, F. (2016), Veilleur 2.0 ; d’une pratique professionnelle à une activité ordinaire. Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la direction de M. COULOMB-GULY, TRICOT, A. et BOUBEE, N. Toulouse, Université Toulouse Jean Jaurès.
  • CATELIN, S. (2014), Sérendipité : Du conte au concept, Paris, Seuil. 
  • VIDARD, M. (2014) La sérendipité [En ligne]. https://www.franceinter.fr/emissions/la-tete-au-carre/la-tete-au-carre-11-fevrier-2014. Page consultée le 01 mars 2017.