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Un auteur dans la classe : entretien avec E. Brisou-Pellen

Par Jean-Paul Thomas et Florence Thiault,
CRDP de Bretagne [septembre 2000]

Mots clés : littérature de jeunesse , écrivain , incitation à la lecture

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Evelyne Brisou-Pellen (2000)
Evelyne Brisou-Pellen (2000)

Née le 21 septembre 1947 à Coëtquidan dans le Morbihan, Evelyne Brisou-Pellen fait ses études primaires à Meknès au Maroc puis à Rennes. Après avoir passé le baccalauréat (option philosophie), elle entreprend des études de Lettres Modernes qu'elle poursuit jusqu'à la maîtrise. Mariée, elle a deux enfants et n'exerce d'autre profession que celle d'écrivain. D'origine bretonne, elle trouve parfois son inspiration dans les légendes de sa région natale mais aussi dans des temps reculés ou dans des pays éloignés voire dans le monde d'aujourd'hui; elle soigne la psychologie de ses personnages et ménage harmonieusement des moments de suspense dans le déroulement de ses intrigues.

Evelyne Brisou-Pellen rencontre régulièrement ses lecteurs dans les établissements scolaires. Cet entretien est l'occasion pour nous de s'interroger sur l'intérêt de cette démarche et sur la place de la littérature jeunesse à l'école.

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Quelle part de votre temps consacrez-vous aux rencontres avec vos lecteurs dans les établissements scolaires, et quelle forme prennent-elles ?

E. Brisou-Pellen : Il y a des moments que je me réserve totalement : il faut que j'écrive, c'est ma priorité, et écrire ne demande pas seulement du temps, mais de la disponibilité d’esprit. En janvier et en février, donc, je ne bouge pas de chez moi. D’octobre à décembre et de mars à juin, je rencontre généralement des classes un jour par semaine. La forme ? Je réponds aux questions des lecteurs.

Vous ne faites pas d'atelier d'écriture avec les classes ?

E. Brisou-Pellen : Non, je trouve que c'est trop prenant, stressant même, parce qu'on nous demande d'arriver à un résultat. Or, je suis écrivain, pas pédagogue. Ma seconde raison est qu’il me paraît dangereux de travailler à partir de l’imaginaire des autres. Cela peut entraîner une sorte de déroute, de confusion dans l’imaginaire propre de l’auteur. La création devient plus difficile, je l’ai constaté chez certains de mes collègues qui pratiquent beaucoup les ateliers d’écriture. J’ai peur de perdre cette liberté d’esprit si essentielle.

Etes-vous généralement satisfaite du déroulement de ces rencontres ?

E. Brisou-Pellen : C'est très variable. Il y a des jours où c'est vraiment formidable et d'autres sans intérêt. Surtout si la rencontre n'a pas été suffisamment préparée par les enseignants, et qu’on s'en tient aux questions du genre " combien avez-vous d'enfants ? A quel âge avez-vous commencé à écrire ? Combien avez-vous écrit de livres ? "... Remarquez, je comprends que ça intéresse le lecteur, je ne lui en veux pas d'avoir posé ces questions et j'y réponds tout à fait naturellement. Mais si on en reste là, c'est très pauvre.

Mes rendez-vous se prennent - malheureusement ou heureusement - longtemps à l'avance, deux ans généralement. Alors les gens qui m'invitent sont très motivés, ce qui est une chance. Le professeur qui a attendu deux ans a envie d’obtenir un résultat fort. Alors il transmet son enthousiasme à ses élèves, ma venue est envisagée comme une fête, et les enfants sont "en attente". Ils ont hâte de me voir, de me parler, et la rencontre s’annonce tout de suite chaleureuse. C'est très important pour eux mais aussi pour moi, car, avec le temps, les rencontres me posent de plus en plus de problèmes, et je ne suis pas la seule. Entre auteurs, nous nous consultons pour confronter nos expériences et trouver le meilleur "truc" pour "tenir". Cela vous étonne ? Les rencontres sont souvent agréables, il est rare de rencontrer un problème de discipline ou même d’inattention (les enfants sont souvent passionnés et très sympa) mais ce qui est difficile pour nous, je dirais même dramatique, traumatisant, c'est le phénomène de répétition. Imaginez un professeur qui aurait à faire en permanence le même cours...

Ma méthode actuelle : je ne fais plus qu’une seule séance (de deux heures environ) par demi-journée, en regroupant au besoin des classes. C'est lourd, mais moins répétitif. On peut alors ne pas en rester aux questions bateau et on aborde celles qui concernent le livre, plus intéressantes.

Bien sûr, l’idéal, l’extraordinaire, serait de rencontrer juste une classe, une fois par mois, par exemple. Là, il n’y aurait que du plaisir. Le rêve. Seulement la demande est énorme, et on ne peut passer son temps à refuser. L’expérience aidant, j’ai donc défini mes limites : une journée par semaine, pas plus... encore que, à certains moments, je ne peux faire autrement que d’en accepter deux. Les documentalistes sont tellement persuasifs...

Ce que je ne veux surtout pas, c'est - par lassitude - n’assurer une séance que médiocrement. Si j’accepte de rencontrer les lecteurs, je dois le faire du mieux possible, c'est-à-dire répondre à chaque question comme si je l’entendais pour la première fois.

Prenez-vous contact avec les enseignants ou les documentalistes, avant les rencontres, pour leur donner des conseils ?

E. Brisou-Pellen : Fréquemment ils me demandent comment il faut s'y prendre. Je crois que ce qui est important, c'est l'enthousiasme des enseignants. Quand c'est l’enseignant qui m'invite personnellement, il n'y a jamais aucun problème. En revanche, si c'est le documentaliste, je distingue plusieurs cas de figure :

- Il s’agit de rencontrer son "club de lecture". Toujours formidable.

- Il a pris contact avec un enseignant qui a envie de participer activement, et ça se passe aussi très bien.

- L’enseignant se sent "obligé". Il traîne les pieds, il n’a rien préparé, et surtout il n’a pas motivé ses élèves. Les séances se passent tout de même bien pour les élèves (et même pour l’enseignant, qui "découvre"), mais c'est très dur et décourageant pour l’auteur, car les questions restent à un niveau plancher. Il arrive même que l’enseignant accepte la rencontre pour "passer une heure tranquille", voire qu’il n’assiste pas à la séance (un auteur en a même vu un mettre à profit ce "temps libre" pour aller faire ses courses).

En réalité, il n’y a de problème que dans le cas où la personne qui reçoit l’auteur n’est pas celle qui a choisi de l’inviter. (Nous retrouvons la même situation lorsque des bibliothèques nous invitent à rencontrer des classes.)

Heureusement pour moi, les deux premiers cas de figure sont de très loin les plus fréquents.

Ces rencontres modifient-elles la représentation du texte chez le jeune ?

E. Brisou-Pellen : Je crois que c'est pour ça que je continue à aller dans les classes. Je sais qu’à partir du moment où ils ont discuté avec moi, les enfants ne verront plus jamais le livre de la même façon. Une rencontre avec un auteur a un impact formidable sur eux. Ça me remonte le moral quand, par exemple, je croise dans un salon du livre un lecteur de 25 ou 30 ans qui me dit : "il y a quinze ans, vous êtes venue dans ma classe et depuis... " et il me raconte. Il garde de ce moment un souvenir fort, qui souvent, a déclenché chez lui l’envie de lire, et je me dis alors que ce que je fais est important, et qu’il faut continuer.

Je découvre aussi l’impact de ces rencontres par les documentalistes qui me téléphonent quelques jours après, pour me dire qu’il n’y a plus un seul de mes livres sur les rayons du CDI et que les listes de réservations s’allongent. Ce phénomène n’a rien à voir avec ma personne, il se passe de la même façon avec tous les auteurs que les élèves rencontrent. Peu à peu, ils sont gagnés par le virus de la lecture, et la tache d’huile s’étend aux livres de la même collection, puis d’une autre... Pour le lecteur, le livre n’est soudain plus un objet de papier sur le rayonnage, mais une histoire, qui a été concoctée par un être de chair et de sang comme eux, des mots qui ont été voulus, choisis. Voilà qu’il y a quelqu’un derrière le livre.

Et il y a même plusieurs personnes...

Il faut savoir que ce qui intéresse le plus les élèves, c'est la technique de publication du livre. J’ai découvert avec stupéfaction que, la plupart du temps, ils s'imaginent que l’auteur invente l’histoire, la frappe à la machine ou sur l’ordinateur, sort le texte de l’imprimante feuille par feuille et fabrique les livres un par un. Si par hasard ils savent que l’auteur ne fabrique pas lui-même son livre, ils s’imaginent au moins qu’il en est le maître d’oeuvre. Découvrir la vérité (que l’auteur n’a rien à voir avec les illustrations, la présentation, la couleur de la couverture, ni même parfois avec le titre) les sidère et les passionne. Ils commencent à comprendre le rôle de l’auteur, de l’éditeur, du maquettiste, de l’illustrateur, de l’imprimeur, du libraire... Le livre devient un objet complexe. C'est pourquoi je dis qu’une fois qu'ils ont ouvert les yeux sur ce qu’il est, ils ne le verront plus jamais de la même façon.

Ne croyez pas que ce soit très différent pour les adultes. Les enseignants, le chef d'établissement, les parents d'élèves et même le documentaliste sont généralement stupéfaits de ce qu’ils apprennent. Il arrive très souvent qu’ils viennent me voir en fin de séance pour me dire : " Je n’aurais jamais imaginé que... "

Ces rencontres changent-elles aussi leur vision de l'auteur ?

E. Brisou-Pellen : L'auteur n'est plus du tout la même personne. D’abord, c'est quelqu'un de vivant, quelqu’un qui leur ressemble, sans rien de spectaculaire (surtout pour moi qui suis petite et brune, alors qu’ils attendent toujours une grande blonde, de type mannequin). C'est aussi quelqu’un qui a voulu l'histoire, qui a imaginé le texte, qui a travaillé. Récemment un documentaliste me disait avec surprise : "Je ne me rendais pas compte qu'il fallait tellement se documenter avant d'écrire un livre qui se passe au Moyen-Age. Cela paraît évident, mais je n’y avais jamais pensé auparavant."

Voilà qui est normal : parlez avec n’importe qui de sa profession, vous découvrirez que se posent à lui des problèmes que vous ne soupçonniez pas.

Du point de vue de l'écrivain, qu'apportent ces rencontres ?

E. Brisou-Pellen : C'est plus difficile à définir. Et cela dépend des auteurs. Par exemple, ceux qui travaillent sur le monde d’aujourd’hui - celui de nos lecteurs - ont besoin de puiser à la source, et ces rencontres peuvent être essentielles.

Pour ce qui me concerne... elles me font un peu peur. Pas les rencontres, mais ce qu’elles impliquent. J’essaie de me tenir en retrait, de ne pas me laisser influencer. Parce que j’ai conscience que j’écris pour moi, pas pour les autres. Qui sont les autres ? Que veulent-ils ? Je n’en ai pas la moindre idée et, en plus, si je donnais au lecteur ce qu’il attend, il serait sans doute déçu. Ce n’est donc qu’une fois mon roman écrit que je me pose la question : peut-il plaire à quelqu’un ? (Parce que, malgré tout, il est en principe destiné à être publié.) Je n’ai pas la réponse, elle ne viendra que des lecteurs.

La rencontre m’apprend que le lecteur a aimé ceci, pas cela, qu’il aurait voulu que l’histoire se termine de telle ou telle façon. J’écoute, ça m’intéresse, mais je ne veux pas me laisser influencer.

Lors des rencontres, on découvre souvent des choses amusantes, qui nous dessinent les limites de la part de l’auteur dans la création. Le lecteur a souvent lu des choses que je n’ai pas mises dans le roman et n’a pas vu ce qui me semblait, à moi, essentiel. Le bric-à-brac de la participation du lecteur à la création du livre peut aller des objets (on m’a décrit le couteau qui a tué un personnage - qui, dans mon histoire, est mort noyé), aux personnages (on m’en ajoute, on en oublie), aux dialogues (on me cite des mots que mon personnage n’a jamais prononcés). Le lecteur traduit en quelque sorte le livre dans sa propre langue.

Pensez-vous qu'il y a un risque à trop scolariser la littérature jeunesse en étudiant les oeuvres en classe ?

E. Brisou-Pellen : Je ne suis pas sûre d'avoir une réponse. Le problème de l’école, c'est que, dès qu'ils rentrent en 6è, les enfants ont l'impression qu'ils n’ont plus le droit de lire ce qui les intéresse. Le "vrai", le "bon", c'est une littérature d’autrefois, éloignée de leurs préoccupations, de leur langage, des textes auxquels "on ne comprend rien si le prof ne nous explique pas", disent-ils.

Je ne veux pas lancer le débat sur les classiques et les raisons profondes qui les maintiennent dans les programmes. Ce dont d’excellents textes, évidemment. Mais pour de très bons lecteurs. Les professeurs ont toujours vécu au milieu d’eux, ils leur sont familiers, certains ne perçoivent donc plus qu’il s’agit pour les enfants d’une langue étrangère (le langage classique est à l’élève ce que le langage informatique est au professeur.) Heureusement, beaucoup sont conscients de cette fracture, et tentent autre chose.

Car, soyons sérieux : combien d’adultes, aujourd’hui, auraient envie de lire ce que le collège donne à leurs enfants ?

L’étude des classiques permet de partager la culture qui est celle de nos parents, de nos grands-parents... C'est de la lecture-culture.

Malheureusement, elle ne peut pas donner le goût de la lecture, elle risque même de le détruire. Il est donc très important d’initier parallèlement à la lecture-plaisir.

Est-ce que ça va scolariser la littérature jeunesse ? ... Par "scolariser", vous entendez : "associer à l’ennui" ? (rires) J’espère qu’au contraire, cela peut réconcilier l’élève avec l’école.

Il est possible qu’introduire dans les classes ce que les enfants s’approprient en dehors puisse nuire au plaisir, mais tout ce que j’ai vu jusqu’ici me prouve le contraire. D’abord parce que les non-lecteurs ont ainsi l’occasion de découvrir quelque chose qu’ils n’auraient jamais personnellement abordé, et que les vrais lecteurs sont confortés dans leur plaisir par l’approbation du professeur.

Ce qui me donne le plus de joie, c'est d’entendre un enfant me dire : "avant, je n’aimais pas lire, mais maintenant..."

Il me semble qu’une des principales raisons de la désaffection pour la lecture en 4è-3è, tient à l’attitude de l’école. Les programmes scolaires donnent à penser que le bon livre c'est Balzac, Molière, Racine... Ça décourage les lecteurs.

Maintenant, de quelle façon l’étudier ? Je serais plutôt pour ne pas trop décortiquer. Peut-être juste un petit passage de-ci de-là pour cerner le fonctionnement de la langue, mais une lecture cursive me semble suffisante. À partir de mes romans, les enseignants procèdent souvent à une extrapolation : les élèves se lancent à leur tour dans la documentation en fouillant un des points que j’aborde, se penchent sur l’éducation au début du XVIIIe, ou sur la vie dans le désert, réalisent un pendentif à leur nom en hiéroglyphes, apprennent des chants médiévaux, construisent des villages gaulois, recherchent les légendes de leur région, imaginent une suite à Prisonnière des Mongols, remettent en scène Garin dans leur propre ville vers les années 1355 etc...

Quel peut-être l'apport spécifique du documentaliste dans la promotion de la lecture ?

E. Brisou-Pellen : Les documentalistes sont essentiels, car les professeurs - sauf s'ils s'y intéressent personnellement - connaissent peu la littérature de jeunesse. Leurs études ne les y ont absolument pas préparés. Ils n’ont planché que sur des textes et des auteurs hors de portée de leurs élèves. Ensuite, on les met devant une classe de sixième et, ils se trouvent démunis. Alors ils choisissent parmi les "bons" auteurs ceux qui seraient le moins inaccessibles.

Les documentalistes, en revanche, connaissent. Leur impulsion est importante. Seul problème : est-ce que le professeur est prêt à dialoguer avec le documentaliste ? Parfois oui, et avec plaisir, parfois non, et c'est le blocage complet, parce qu’il pense être seul compétent dans sa matière.

Dans les établissements qui m’invitent, évidemment, tout fonctionne généralement à merveille. Je vois toujours le bon côté des choses. Mais on me glisse que tel enseignant a refusé de participer. "Littérature jeunesse ? Pfff..."

Il faut savoir que l’attitude de refus repose rarement sur des raisons fondées. Que l’enseignant ait lu beaucoup de littérature jeunesse et l’estime sans intérêt... rien à dire, c'est son droit. Mais la plupart du temps, il s’agit d’une simple méconnaissance ("La littérature jeunesse, Club des Cinq et Fantômette, merci bien.")

Le rôle du documentaliste est alors d’amener l’enseignant à en lire en lui proposant un choix judicieux, de manière à ce qu’il puisse décider en connaissance de cause.

Vos projets actuels d'édition ?

E. Brisou-Pellen : Je ne parle jamais de ce que je suis en train d'écrire : quand je commence à écrire, je ne suis jamais sûre que je vais réussir à faire quelque chose qui se tienne et qui puisse être publié. Et puis, je ne sais même pas sous quel titre, ni chez qui il paraîtra. Je ne peux donc vous parler que de ce qui se publie en ce moment. Bientôt, sortent... (je suis obligée de réfléchir, parce qu’ils gardent rarement le titre d'origine) "Un cheval de rêve", en septembre chez Nathan. Puis, en janvier, en Livre de Poche chez Hachette "Deux Graines de Cacao" (le titre est provisoire).Ensuite, un livre qui devrait s'appeler (sans plus de certitude) "Souviens-toi, Isa" , dans la collection Cascade-Fantastique. Il y a aussi un album chez Milan "C'est ta faute" (je crois que le titre est définitif mais...). Voyez... ce n’est vraiment pas facile de parler de ce qui sort !

Vous avez travaillé sur la novélisation du scénario d'Himalaya, c'était une première pour vous ?

E. Brisou-Pellen : On m'avait déjà demandé des novélisations du dessin animé "Papyrus". Sur le moment, je pensais d'ailleurs que cela ne m'intéresserait pas et ne m’apporterait rien. Au contraire, cela m'a demandé de me surpasser. Finalement, il s’agit d’un travail très délicat : se mettre dans l'histoire de quelqu'un d'autre et la rendre avec des mots. Il faut aussi trouver une manière de raconter, un ton. Dans les Papyrus, par exemple, les aventures fonctionnent sur des ressorts toujours un peu du même type, et il a fallu que je déploie des trésors d’ingéniosité pour rendre différemment la peur, la terreur, la volonté, le courage, la surprise, que je raconte de façon différente à chaque fois. Cela m’a aussi obligée à analyser mon style, ce que, à vrai dire, je déteste.

Pour Himalaya, je disposais d’un temps très court : un mois, pendant lequel, je n'étais pas totalement disponible puisque j’avais des rencontres avec des classes (dont 4 jours en Turquie, ce qui me démobilisait considérablement). Sans compter qu’en dehors de l’écriture, il y avait à effectuer un important travail de documentation.

Par chance, j’étais déjà allée au Népal (où se passe l'action), j'avais déjà travaillé sur les caravanes de sel (du Sahara, mais bon...) et aussi sur les peuples mongols. C’était une bonne assise de départ, mais cela ne suffisait évidemment pas.

Tout le monde me disait : "C'est simple, tu regardes les images et tu racontes ce que tu vois." Eh bien non, ce n’est pas du tout comme ça. Par exemple, si un personnage saisit un objet, il faut que je sache le nom de cet objet (je dois l’écrire), à quoi il sert, pourquoi il le prend (je suis dans la tête du personnage), quel est le sens de son geste, symbolique ou tout à fait utilitaire.

Il fallait aussi trouver un ton, et un point de vue. Le titre "Himalaya, l’enfance d'un chef", paraît refléter le point de vue de l'enfant ; or, dans le film, ce n'est pas évident. J’ai donc choisi, de mettre en valeur ce personnage, de voir l'action par ses yeux. Cela m’a obligée à supprimer les scènes auxquelles il ne peut assister, et à diffuser d’une autre façon l’information qu’elles portent. C'est un jeu très subtil et finalement passionnant. Je pense avoir réussi, tout en racontant exactement la même histoire que le film, à écrire un roman qui est complémentaire. C'est ce qui m’intéressait.

Quel regard portez-vous sur la littérature de jeunesse actuelle ?

E. Brisou-Pellen : Je n'en lis pas énormément car j'ai toujours peur de me laisser influencer par ce que font les autres. En particulier, je lis peu de romans français, je lis plutôt les auteurs étrangers. Je sais bien ce qui "marche" actuellement, mais je me refuse à l’écrire. Mon travail est la création, pas de me jeter dans les créneaux qui "fonctionnent". C'est au point que lorsqu’un auteur me dit qu’il travaille sur un sujet que j’envisageais d’aborder moi-même, j’y renonce aussitôt.

Cela ne signifie pas que les auteurs qui écrivent dans une veine "sûre" le fassent par opportunisme. Chacun a ses thèmes préférés et son monde intérieur. Il peut se trouver que ce qu’on aime écrire devienne soudain, par hasard, "à la mode".

En ce qui concerne les thèmes abordés, je m’inquiète un peu de la mise en scène des "problèmes" des jeunes d’aujourd’hui. Comme toutes les difficultés ordinaires ont déjà été traitées, on va de plus en plus loin ... Je ne sais si ça aide certains lecteurs à résoudre leurs problèmes, mais ça grossit à la loupe une frange négative du monde, qui tire vers le bas. J'aime ce qui tire vers le haut. Mais bien sûr, chacun voit le monde  par le bout de sa lorgnette.

Pour ce qui est de l’édition, il se passe beaucoup de choses actuellement dans la littérature de jeunesse. Le livre devient un objet de consommation, les maisons d'édition sont de plus en plus gouvernées par leur comptable et, malheureusement, elles ne gagnent pas forcément leur vie avec les meilleurs textes de leur catalogue, mais avec des textes "qui marchent"...

Par exemple, après la fortune faite pas l'éditeur de la collection "Chair de Poule", beaucoup d’autres ont voulu occuper le marché. Il y a une espèce de course en avant, on cherche les créneaux porteurs, on change les couvertures, les collections. Les éditeurs sont pris entre deux feux : publier des séries qui marchent, même si elles sont médiocres, ou continuer leur recherche de qualité et d’originalité. Ils essaient le plus souvent de mener les deux de front. Publier des textes qui se vendront bien et rapidement (pour l’instant) leur permet aussi d’éditer du meilleur, moins clinquant mais qui fera son chemin par le bouche-à-oreille et tiendra plus longtemps.

Parenthèse : les jeunes lecteurs sont moins touchés que les adultes par l’originalité, car leur culture est beaucoup moins vaste. Ils peuvent trouver "super" une aventure archiconvenue, simplement parce que c'est la première fois qu’ils en lisent une de ce type.

En gros, on sait ce qui est sans risque. Par exemple, il y a des mots porteurs dans les titres (Mystère, Secret, Fantôme etc...) Si j’écris un texte dont le titre porte le nom d’une classe, j’en vendrai beaucoup, car les enfants ont besoin de ce sentiment d’appartenance à un univers et, surtout, leurs parents veulent absolument qu’ils s’y intègrent et s’y reconnaissent. La classe charnière est la sixième. Les parents se précipitent sur un titre avec "sixième" pour préparer leur enfant et soulager leur propre angoisse.

La littérature de jeunesse, comme la littérature d'adultes, n'est pas une entité, il y a des branches différentes avec des choix différents d’éditeurs. On y retrouve de la même façon l’équivalent de Harlequin et de la Blanche. A chacun de choisir.

Par rapport à nos axes du début, je crois qu'on a fait le tour....

Par rapport aux actions avec les documentalistes on peut revenir sur le pendant et le après... Quelles sont les conditions à réunir avant, pendant et après pour réussir une rencontre avec un écrivain ?

E. Brisou-Pellen : Une des conditions essentielles est l’implication de l’adulte. C'est l’enthousiasme de l’enseignant qui fait le lecteur. Parfois, quand j’arrive dans une classe, le professeur me dit : "vous savez, les enfants d’aujourd’hui ne lisent plus". D’autres s’exclament : "C'est fantastique, on n’arrive plus à fournir et le libraire est débordé par les commandes."

Derrière ces mots (sauf dans quelques cas précis) c'est l’enseignant, que je perçois, pas les enfants. Eux, ils peuvent indifféremment devenir lecteurs ou non-lecteurs, selon l’impulsion qu’ils reçoivent. J’ai vu récemment une institutrice de CE1-CE2, qui a commencé par lire chaque jour un chapitre de roman à ses élèves. Peu à peu, la lecture est devenue une sorte de drogue pour eux et, lorsque je les ai rencontrés en fin d’année, certains avaient lu tous mes romans, y compris ceux que je ne croyais inaccessibles à leur âge. J’en étais sidérée.

Pourquoi ne pas faire la même chose au collège, pour débloquer les non-lecteurs ? De plus en plus, je vois dans les CDI "Le Vrai Prince Thibault", ou "Le Trésor des Deux Chouettes", ou "La plus grosse Bêtise", des livres étiquetés "7-8 ans". Et ça marche très fort, parce qu’en réalité, il y a plusieurs niveaux de lecture. Quelques documentalistes hésitent encore à les glisser sur leurs rayonnages, comme si, quand on est "grand", on ne doit pas lire ça. Puisqu’on peut lire "plus", on ne doit pas lire "moins". Et pourtant nous savons tous que, même en tant qu’adulte, nous trouvons souvent du plaisir dans ces textes.

Mes recettes : pour préparer une rencontre, d’abord étudier un livre tous ensemble. On aura ainsi un fond commun, et on sera sûr que tout le monde a lu au moins un roman. Puis inciter à en lire d’autres (même des "petits" pour les lecteurs réticents).

Ensuite, il est indispensable que les élèves aient préparé des questions, sans tomber dans la rigidité. S'ils les ont écrites, je demande de ranger momentanément les papiers. Les préparer leur a permis de réfléchir, de mettre au net, de les organiser autour de différents thèmes, mais il ne faut pas que cela devienne un carcan. Je ne veux pas qu’ils passent la séance avec le nez sur la feuille, en tremblant tant qu’ils n’ont pas posé leur question, et si soulagés ensuite, qu’ils en oublient d’écouter la réponse.

Mon travail est d’installer de la décontraction, de la convivialité, qu’ils se sentent en confiance et qu’ils puissent rebondir sur une de mes réponses au lieu de rester bloqués par le fait qu’après la question 23 doit venir la question 24. Parfois, les enseignants ont distribué des numéros de prise de parole aux élèves avant mon arrivée. Je comprends leur angoisse, ils veulent faire pour le mieux, et il me faut les rassurer aussi. Qu’ils ne se tracassent pas. Si leurs élèves ont lu, préparé des questions, tout se passera très bien. À partir du moment où j’arrive, c'est moi qui prends en charge leur classe, et eux deviennent spectateurs.

Purement technique mais très important : la salle où se déroulera la rencontre. Je demande toujours une pièce "la plus petite possible". Pourtant, presque invariablement, le documentaliste se dit que je serais quand même plus à l’aise dans une plus grande, ou que les enfants ne tiendront pas tous dans une petite. Une fois qu’il a entassé tout le monde dans la grande salle, il est surpris du peu de place que tiennent des élèves serrés les uns contre les autres, et il regrette... Trop tard. Trop tard pour moi, surtout, parce que j’ai beaucoup plus de mal à installer l’intimité nécessaire, et que l’effort que je dois demander à ma voix est épuisant.

Donc, une toute petite salle. S’il y a beaucoup d’enfants, prévoir que certains s’assiéront sur des tables en demi-cercle, d’autres sur des chaises, d’autres par terre devant. Je vous assure, et j’insiste, j’en ai une longue expérience (j’ai rencontré dans ma vie des milliers de classes !) c'est le mieux.

Je refuse aussi que les enfants prennent des notes, parce qu’alors il n’y a plus d’échange, je ne vois plus que des têtes baissées. Il faut que ce soit un peu la fête ! Et puis, ils se rappelleront beaucoup mieux mes paroles s’ils les écoutent que s’ils notent un ou deux mots de ma réponse - d’autant qu’ils sont encore très maladroits pour synthétiser.

Ce qui se passe après est un peu mystérieux... et j’aimerais en avoir plus d’échos. Parfois, je reçois après coup des courriers d’élèves ou d’enseignants, et c'est très encourageant. Parce que, au fond, je ne vois pas le résultat de mon intervention. Moi aussi, je suis un peu inquiète de savoir si cela leur a apporté quelque chose, ou s’ils ont été déçus. D’autant que, comme je l’ai dit, une rencontre est pour moi un effort physique et mental important - sans parler des problèmes que posent les déplacements, les quais de gare glaciaux, les correspondances ratées, les grèves des transports qui peuvent me laisser en panne n’importe où...

L’auteur n’est pas un surhomme, il n’est pas en acier trempé, il ne réside pas dans une sphère inaccessible. Quand, le lendemain de mon intervention, la documentaliste me téléphone pour s’assurer que je ne suis pas trop fatiguée, que je suis rentrée chez moi sans problème, pour me dire combien les élèves ont été heureux... alors ça me fait plaisir, ça me regonfle le moral, ça me donne le courage d’aller encore raconter, une énième fois, à mes lecteurs, comment l’idée m’est venue d’écrire tel ou tel roman.
Parce que je suis juste un être humain.