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Petits hommes verts : La science-fiction, littérature du présent

par Jean-Marc Ligny,
[décembre 2001]

Mots clés : science fiction , littérature , auteur

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Début de siècle incertain et angoisse de l'avenir obligent, la littérature de science-fiction a le vent en poupe. Les collections se multiplient, tant pour les adultes que pour les jeunes, les lecteurs (re)découvrent le genre par le biais du cinéma, des jeux vidéo, de la BD. Mais pour la plupart, la science-fiction c'est encore des histoires de fusées et de petits hommes verts. Or désormais, la SF a les pieds sur terre et les yeux braqués sur le quotidien.

Il est vrai que, si l'on se fie aux récents succès cinématographiques - Independence Day, le Cinquième Elément, Mars Attacks, la Guerre des étoiles… - la SF semble toujours raconter les mêmes sempiternelles histoires d'extraterrestres qui envahissent la Terre ou d'aventures galactiques  bord de vaisseaux gigantesques. Or, à part quelques "ovnis" qui réhabilitent le genre - Blade Runner, Brazil, l'Armée des Douze Singes, Total Recall, Strange Days… - le cinéma de SF a près d'un demi-siècle de retard sur la littérature, au point de vue scénario s'entend. Donc, malgré sa popularité, il ne peut être pris comme référent d'un genre en évolution constante, et constamment branché sur la réalité.

En effet - et ce n'est pas le moindre de ses paradoxes - la science-fiction est avant tout une littérature du réel, du présent, dont le propos, camouflé en "voyez ce qui nous attend" est généralement de dire "voyez dans quel monde nous vivons". Et la finalité de l'écrivain de SF, qui se définit volontiers comme "explorateur du futur", est de traquer les germes de ce futur - ou d'un futur potentiel - dans le présent, toutes les composantes du présent, scientifiques et techniques sans doute, mais aussi sociales, humaines, historiques, ethniques, morales.

L'évidence de cette affirmation transparaîtra aisément à travers un bref historique du genre.

Du merveilleux scientifique à l'horreur technologique

De fervents exégètes tentent de faire remonter la SF aux romans utopiques du XVIIIe siècle (Jonathan Swift, les Voyages de Gulliver, Thomas More, Voyages en Utopie, Cyrano de Bergerac, Royaumes de la Lune et du Soleil…), voire au Voyage dans la Lune de Lucien de Samosate (IIIe siècle) ou même à l'Epopée de Gilgamesh, récit sumérien vieux de 4000 ans ! En vérité la SF en tant que genre littéraire basé sur des extrapolations scientifiques est né avec la révolution industrielle au XIXe siècle. Ses pères fondateurs sont généralement considérés comme étant Jules Verne et Herbert-George Wells, mais le vrai premier roman de science-fiction est d'une femme : c'est le Frankenstein de Mary Shelley (1821).

Toutefois le terme "science-fiction" n'apparait "officiellement" qu'en 1924, quand Hugo Gernsback, inventeur et directeur de revues de vulgarisation scientifique (dont la fameuse Amazing Stories, qui révéla tous les grands auteurs anglo-saxons des années 30), l'applique à des histoires extrapolant sur les découvertes scientifiques de l'époque.

Les années 20-30 sont marquées par de grandes découvertes et inventions techno-scientifiques, l'expansion tous azimuts (et notamment dans les "colonies") du mode de société occidental, l'apparition du communisme (en tant qu'"ennemi" en Occident), les premières crises économiques qu'il convient de "conjurer" sans remettre le modèle en question. La SF de l'époque ne décrit pas autre chose : "merveilleuses" découvertes scientifiques, colonisation de l'espace, lutte contre les méchants extraterrestres (communistes), affirmation du héros américain et de la société américaine comme modèle galactique universel (Légion de l'espace, de Jack Williamson, ou Les rois des étoiles, d'Edmond Hamilton).

Les années 40 apportent un doute : c'est la 2e Guerre Mondiale, les premières armes de destruction massive, le développement de dictatures démentielles (nazisme, stalinisme). Apparaît alors une SF plus critique, politique, spéculative, dont les archétypes sont 1984 (George Orwell) ou Le Meilleur des Mondes (Aldous Huxley) : la science n'est plus pourvoyeuse de bonheur pour l'humanité, elle devient menaçante, dangereuse et peut même provoquer la fin du monde (les histoires de cataclysmes post-nucléaires sont florissantes à l'époque), le savant fou et le maître du monde mégalomane deviennent des personnages récurrents (Ravage, de René Barjavel, Le ciel est mort, de John W. Campbell, Dr. Bloodmoney, de Philip K. Dick).

Dans les années 50, c'est l'"âge d'or" du capitalisme et du consumérisme, mais aussi la guerre froide et la menace nucléaire. A l'Ouest, on chasse le "communisme" (McCarthysme) et à l'Est, on se ferme au monde. La SF creuse ses doutes et cherche une troisième voie : la fin du monde est due à la folie du pouvoir, les extraterrestres deviennent "gentils" et dignes d'études, apparaît la figure du "mutant", homme différent donc pourchassé par une société menaçante et raciste (A la poursuite des Slans, d'Alfred E. Van Vogt). L'ordinateur apparaît, gros, souterrain et mystérieux, vaguement menaçant, susceptible de dominer le monde (Simulacron 3, de Daniel Galouye).

La SF se dévergonde

Les années 60 apportent la révolution des moeurs (Mai 68, hippies…) et de la littérature (nouveau roman). La SF se met à la page, "éclate" le roman linéaire (Tous à Zanzibar, de John Brunner), découvre le sexe (Les amants étrangers, de Philip José Farmer), les drogues (Le Dieu venu du Centaure, de Philip K. Dick) et la politique (Jack Barron et l'éternité, de Norman Spinrad). Elle explore d'autres états de consciences, introduit les sciences humaines (psychologie, sociologie, linguistique…), s'interroge sur l'homme et son devenir (Les dépossédés, d'Ursula Le Guin, L'enchâssement, de Ian Watson, Babel 17, de Samuel Delany).

Les années 70, très militantes, découvrent l'écologie (Le nom du monde est forêt, d'Ursula Le Guin), les droits de la femme (l'anthologie Femmes et merveilles, de Pamela Seargent), les premières crises énergétiques (choc pétrolier), et continuent de "planer" (communautés, retour à la terre). La SF suit le mouvement, se politise parfois à outrance (en France notamment, où elle tourne presque au tract ! Ciel lourd, béton froid, "collectif" chez Kesselring), envisage d'autres "fins du monde" que purement nucléaire - la pollution, la "fin du rêve" capitaliste (La fin du rêve, de Philip Wylie, Sur l'onde de choc, de John Brunner, Route 666, de Roger Zelazny). Elle poursuit également l'exploration intérieure de l'individu, et découvre le revers de la médaille de la drogue (beaucoup de morts célèbres ces années-là) : l'aliénation n'est plus seulement politique, elle peut également être psychique, voire chimique ! (Substance Mort, de Philip K. Dick).

"No future" : le creux de la vague

Le retour de bâton (et le creux de la vague) s'opère dans les années 80, années "no future" (slogan du mouvement punk), branchées sur le réel, où "faire de l'argent" devient le crédo de toute une génération, où la mondialisation de l'économie se met en place, grâce à l'informatique qui se démocratise et s'installe partout. La SF, elle, se cherche, lâche du terrain au fantastique (Stephen King, Dean Koontz, Clive Barker…) si rassurant au fond parce qu'on sait que "ce n'est pas vrai". Certains auteurs, toutefois, prennent en marche le train informatique et découvrent - avant qu'on en parle vraiment - la fameuse "fracture sociale". C'est ce qui donnera le "cyberpunk", de cyber(nétique) et punk (no future) : une SF du futur proche, décrivant peu ou prou ce qui arrivera dix ans plus tard : une société "mondialisée", déshumanisée, dirigée par des consortiums anonymes, où les ordinateurs (qui ne sont plus les monstres froids des années 50) envahissent le quotidien et l'individu lui-même, branché par "implants", où le héros-type est un cyberpirate nihiliste cherchant juste à sauver sa peau dans une banlieue planétaire sauvage et déshumanisée (Neuromancien, de William Gibson, Câblé, de Walter Jon Williams, Mozart en verres miroirs, anthologie de Bruce Sterling).

Les années 90 enfin, qui verront se concrétiser les plus sombres prédictions des auteurs des années 80, consacrent la mondialisation et la société "à deux vitesses", une poignée de riches d'un côté, des cohortes de pauvres de l'autre… Elles découvrent en outre (et les auteurs de SF également) que des cultures entières sont passées au laminoir de l'ultra-libéralisme, et que les grands conflits du XXIe siècle auront plutôt une orientation nord-sud (Sukran, de Jean-Pierre Andrevon, Jihad, de Jean-Marc Ligny). La SF (re)découvre l'ethnologie (La vie en temps de guerre, de Lucius Shepard), la magie (Radix, d'A. Attanasio), les légendes (Des milliards de tapis de cheveux, d'Andreas Eschbach).

La "fantasy", genre médiéval issu des "contes merveilleux" et des sagas nordiques et celtiques, est en pleine expansion, écrite surtout par des femmes comme Tanith Lee ou Marion Zimmer Bradley, et pour un lectorat généralement jeune et féminin. A défaut d'entrevoir un espoir dans le futur - ou même un futur - nombre d'auteurs réinventent le passé (le mouvement "steampunk" dont Les voies d'Anubis, de Tim Powers, est le texte fondateur). Et en cette période de métissage culturel et de "world culture", elle brise ses codes et conventions et se mélange aussi à d'autres genres littéraires : policier, fantastique, aventures, voire historique (Les racines du mal, de Maurice Dantec, Nicolas Eymerich, inquisiteur, de Valerio Evangelisti)É et se glisse dans les nouvelles technologies : jeux vidéo, CD-roms, Internet…

Vers une nouvelle utopie ?

Et à l'aube du XXIe siècle, où en est la SF ? Est-elle encore capable d'entrevoir (d'inventer) un futur ?

Il semble que oui. Un peu ébaubie par son "retour en grâce" littéraire, inquiète aussi de voir ses plus sombres prédictions capables de se réaliser, la littérature de SF se cherche une nouvelle vision - voire mission : réinventer l'espoir.

Si la société mondiale, rêve des utopistes du début du siècle, est devenue un cauchemar ultralibéral ; si l'exploration spatiale, vision romantique des "space-opera" des années 30, s'enlise dans les restrictions budgétaires et les programmes militaires ; si l'exploration de la conscience que tentaient les "babas" des années 70 est devenue un enfer de dépendances chimiques ; si la grande "révolution informatique" promise dans les années 80 consacre le clivage entre "inforiches" et "infopauvres", les branchés et ceux qui n'ont pas les moyens ; si l'homme n'a pas d'autre avenir que de tenter de survivre au présent, vers quoi peut se tourner la SF ?

A mon sens, les auteurs de SF ont acquis (découvert) une nouvelle responsabilité : ils ne sont plus seulement les observateurs du présent, ils en sont aussi les acteurs. Ils réalisent qu'on les lit, qu'on s'inspire d'eux parfois - pour le meilleur mais aussi pour le pire. Et c'est vers eux qu'on se tournera - qu'on se tourne déjâ, dans une certaine mesure - pour apporter à l'humanité ce dont elle a désespérément besoin : un rêve, un projet, une nouvelle raison de continuer, de lutter, d'avancer. Et ce nouveau projet ne peut que se situer dans les étoiles - il est temps pour l'homme de sortir de son berceau, sinon il s'autodévorera. C'est pourquoi j'envisage - je prédis - pour ces prochaines années le grand retour du space-opera (Voyage, de John Baxter, la Trilogie de Mars, de Kim Stanley Robinson, Aucune Etoile aussi lointaine, de Serge Lehman, Les oiseaux de lumière, de Jean-Marc Ligny), des sagas galactiques qui, enfin débarrassées des oeillères et scories des années 30, apporteront un souffle nouveau, sortiront (peut-être) l'homme de la fange : l'homme, petit et seul, face au terrifiant émerveillement des espaces infinis.

Toutes les facettes de la science-fiction

Space opera

Guerres spatiales, conquêtes d'autres planètes, rapports avec les extraterrestres, empires galactiques. Premier genre apparu en SF, florissant dans les années 30. Connaît actuellement un grand retour.
Ex : La Guerre des Etoiles mais aussi La faune de l'espace d'A.E. Van Vogt (et nombre de ses romans), Les rois des Etoiles d'Edmond Hamilton, Nova de Samuel Delany, ou, plus récent, Abzalon de Pierre Bordage, Omale de Laurent Genefort, Les étoiles mourantes d'Ayerdhal et Dunyach…
Un "sous-genre" du space opera est le "planet opera" - où l'histoire se passera essentiellement sur un ou plusieurs plan - dont les grands archétypes sont Tschaî de Jack Vance ou Dune de Frank Herbert.

Hard science

Histoires basées sur des extrapolations scientifiques sérieuses (et parfois rébarbatives), écrites en général par des scientifiques. Le genre qui a "créé" la SF et dure tout au long de son histoire.
Ex : Les Robots d'Asimov (biochimiste et vulgarisateur scientifique), 2001 d'Arthur C. Clarke (astronome, inventeur de la théorie de l'orbite géostationnaire et de "l'ascenseur spatial" Le Nuage noir de Fred Hoyle (astrophysicien), Un paysage du temps de Gregory Benford (physicien), Voyage de Stephen Baxter (mathématicien) ou… Les Fourmis de Francis Weber !

Speculative

Genre qui se développe dans les années 60 et décrit en général l'évolution des sociétés. Peu d'espace, pas d'ET ni de découvertes scientifiques. Genre majeur jusque dans les années 80. Va de la fin du monde (nucléaire ou écologique) à l'exploration des univers intérieurs, en passant par les voyages temporels ou les chocs de cultures…
Ex : Tous à Zanzibar de John Brunner, tous les romans de James Ballard, Stalker des frères Strougatski (réalisé au cinéma par André Tarkovski), la plupart des romans de Philip K. Dick et de Norman Spinrad…

Fantasy

Le plus ancien genre en SF ! Concerne les épopées, mythes, voyages initiatiques, quêtes, etc, dans un lointain futur, un lointain passé ou un monde "autre"généralement inspiré des légendes et sagas celtiques, nordiques ou orientales, dans une ambiance souvent antique ou médiévale. Genre extrêmement développé aux USA, et très pillé par les jeux de rôles et vidéo.
L'archétype du récit de fantasy : Le cycle du Graal
Ex : Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, texte fondateur du genre, Elric le Nécromancien de Michael Moorcock, Conan de Robert E. Howard et Lyon Sprague de Camp, Le Cycle d'Ambre de Roger Zelazny… ou Arcturus de Gilles Servat ! Actuellement les auteurs sont plutôt féminins (Tanith Lee, Anne McCaffrey, Marion Zimmer Bradley, Lois McMasters Bujold, Corinne Guittaud…)

Cyberpunk

Genre apparu dans les années 80 avec le développement de l'informatique et la "mondialisation" progressive de la société (et la "fracture sociale" que ça a entraîné). Décrit généralement un univers urbain assez déglingué, où l'informatique, les réseaux et la réalité virtuelle tiennent une place majeure dans la vie des gens. Se rapproche souvent du polar par ses ambiances ou ses intrigues. Vision souvent critique, désabusée et/ou négative de la société (d'où "punk"
Ex : Neuromancien de William Gibson et ses suites, Câblé de Walter Jon Williams, Les Synthérétiques de Pat Cadigan, Mozart en verres miroir, anthologie de Bruce Sterling ou… Inner City de JM Ligny.

Polar SF

Genre (ou sous-genre) issu du cyberpunk et du polar (un certain nombre d'auteurs de SF écrivent aussi du polar, et réciproquement), qui a gardé le côté "punk" (monde assez glauque) mais peu ou prou abandonné (ou bien réduit) le côté cyber. En général, thèmes de polar (crime, enquête, détective privé…) dans un univers futuriste ou sur une autre planète
Ex : Blade Runner et Outland (films), Les racines du mal de Maurice Dantec (paru en Série Noire !), Nicolas Eymerich, inquisiteur de Valerio Evangelisti (médiévaux teintés de SF et de fantastique - un must !), Station solaire d'Andreas Eschbach, Les Extrêmes de Christopher Priest

Steampunk

Genre qui "réinvente" le passé, généralement le XIXe siècle : Napoléon a gagné à Waterloo (ou perdu à Austerlitz, l'ordinateur a été inventé et marche à la vapeur "steam" = vapeur), Sherlock Holmes découvre que Jack l'éventreur est un extraterrestre, la voiture (ou la roue !) n'ont jamais été inventées…
Ex : Les voies d'Anubis, de Tim Powers (considéré comme texte fondateur du genre), Confessions d'un automate mangeur d'opium de Fabrice Colin, Les biplans de d'Annunzio de Luca Masali, ou l'anthologie Futur Antérieur de Daniel Riche (bonne introduction au genre).

Fantastique

Genre qui a aussi peu à voir avec la SF que le polar ou… le western, bien que la SF s'en empare parfois (comme elle s'empare de tous les genres littéraires). Mérite un développement séparé.