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Serious games et bibliothèque : entretien avec Thierry Robert

Par Anne Francou & Joëlle Gardien,
[novembre 2012]

Mots clés : jeu éducatif

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Thierry Robert [Savoirscdi, 2012]

Thierry Robert est québécois. Il travaille dans le réseau des bibliothèques de Montréal. Nous l'avons rencontré à l'ENSSIB, lors d'une journée d'étude consacrée aux serious games [0].

Quelle fonction occupez-vous dans le réseau des bibliothèques publiques de Montréal ?

Thierry Robert : Je suis bibliothécaire, responsable des dossiers « jeux ». Je suis aux services centraux des bibliothèques, où je m'occupe d'aider et de conseiller les 43 bibliothèques qui constituent notre réseau sur les questions de l'intégration, au sens large, des différents types de jeux en bibliothèque.

On dit pourtant que livres et jeux vidéos ne font pas bon ménage…

Thierry Robert : Evidemment, c'est tout le contraire ! C'est même pour nous un énorme avantage : c'est ce qui différencie les clubs vidéos des bibliothèques. L'avantage des bibliothèques, c'est le fait de pouvoir mettre en contexte le jeu en bibliothèque. C'est-à-dire qu'après avoir joué à un jeu on peut aller lire un livre pour en apprendre plus sur certains aspects du jeu. Dans le fonds, le jeu peut être une porte d'entrée culturelle qui permet de mettre en relief l'ensemble des autres documents de la bibliothèque. Cette réalité existe aussi avec les autres documents : tout finit par être en relation que ce soit les mangas, les bandes dessinées, etc. Une étude américaine menée il y a quelques années mentionnait que 75 % des utilisateurs des collections de jeux vidéo en bibliothèque finissaient par utiliser un autre service ou un autre type de document. Donc on voit que le concept de « transversalité documentaire » - un concept un peu lourd – fonctionne réellement.

Comment définiriez-vous les serious games ?

Thierry Robert : La définition que j'aime le plus est celle qui dit qu'un jeu sérieux est un jeu qui n'a pas comme principal objectif le divertissement ou la récréation. Les jeux sérieux regroupent de façon très large des jeux pour la formation, des jeux pour l'éducation, des jeux pour la sensibilisation, etc. J'aime aussi mentionner qu'il existe des jeux sérieux qui ne sont pas uniquement basés sur le concept des jeux vidéos, comme certains jeux de société qui font que les jeux sérieux s'intègrent plus aisément dans une bibliothèque.

Vous nous avez démontré la légitimité de ces jeux en bibliothèque. Mais cela correspondait-il à une demande du public ?

Thierry Robert : Pour les jeux généraux, il y a une forte demande du public ; concernant les jeux sérieux, il serait complètement erroné de croire qu'il y a une demande du public, tout simplement parce que c'est un type de document très peu connu. Au niveau du public, c'est la méconnaissance souvent totale.
De toute façon l'expression « jeux sérieux » n'est pas la plus simple à communiquer. Ce qui explique que la bibliothèque ait un rôle d'information à jouer pour mieux faire connaître et en relief ses avantages potentiels.
Je dirais que le jeu sérieux est plus demandé par les employés qui veulent donner un aspect éducatif aux jeux en bibliothèque. Certains se questionnent sur l'intégration des jeux vidéo mais voudraient un côté éducatif.C'est le moment d'intégrer les jeux sérieux !

Vous affirmez le besoin d'une médiation autour des serious games. Quel type de médiation avez-vous pu mettre en place, ou envisagez-vous de mettre en place ?

Thierry Robert : La plus grande médiation qu'on espère faire, c'est la création d'une collection de jeux sérieux à l'intérieur d'un site web. Je parle évidemment là d'une médiation virtuelle. Cela permettrait de mettre en valeur cette collection via les réseaux sociaux. On utiliserait cette méthode pour aller jusqu'à l'usager par le volet web.
Pour ce qui est de la médiation humaine, nous espérons l'utiliser pour notre premier jeu sérieux, Escouade B. Nous allons avoir une équipe d'animateurs et d'animatrices qui viendront compléter l'utilisation du jeu dans des classes d'un programme de développement des compétences informationnelles : Bibliothèques à la rescousse.

Est-ce que l'équipe des bibliothécaires dont vous faites partie a été amenée à créer un jeu sérieux ?

Thierry Robert : Cela fait longtemps, qu'au sein des bibliothèques de Montréal, ils voulaient créer un jeu sérieux, en tous cas créer un jeu pour aider à l'apprentissage des compétences informationnelles. C'est vraiment à mon arrivée qu'ils ont réussi à trouver une personne avec les compétences informatiques et ludiques nécessaires pour développer le projet. Il n'y a pas eu de formation du personnel supplémentaire et le jeu a été développé en interne, On a utilisé les compétences qu'on avait déjà acquises à travers d'autres dossiers pour le développement de l'aspect pédagogique. Plusieurs de mes collègues ont aidé au développement pédagogique.

Quel a été le budget consacré à ce jeu sérieux ?

Thierry Robert : Le budget externe reste sous la barre des 5 000 dollars canadiens [1]. Il inclut les prestations de personnes extérieures comme des musiciens et des graphistes. En incluant les ressources humaines, le montant total du projet pourrait être estimé à 20 000 euros. Par contre, il ne s'agit que d'un estimé personnel, nous n'avons pas compilé de budget précis.

Quel a été le temps nécessaire pour réaliser ce jeu ? Est-il déjà sorti ?

Thierry Robert : Le temps initialement prévu au début du projet était de huit mois. Il faut savoir que la création d'un jeu sérieux est un processus interactif complexe. Au bout de quatre mois on a fait nos premiers tests, mais ça n'était pas concluant ; on a fait de nouveaux tests quatre mois plus tard, et ce n'était toujours pas concluant… Cela fait maintenant deux ans qu'on est en développement, et environ tous les quatre mois on a une nouvelle mise à jour, avec les modifications qu'on a apprises lors de nos tests. Il ne faut pas croire que cela va être rapide. C'est une longue aventure que de se lancer dans le développement d'un jeu sérieux !
Ce jeu s'appelle Escouade B, il n'est pas encore sorti, il sortira en 2013 très certainement. La production et la conception sont relativement abouties, et nous arrivons maintenant vers la fin de la phase de tests de bugs. On veut cependant continuer à le tester auprès des jeunes de 8 à 13 ans. On veut s'assurer que le public s'approprie le jeu avant d'effectuer le lancement, pour être sûrs d'être satisfaits du contenu final.

Quels sont les objectifs pédagogiques de ce jeu ?

Thierry Robert : Les objectifs pédagogiques sont assez clairs, à savoir aider les jeunes à comprendre l'information sur le web, à développer une pensée critique face à l'information. Par exemple : qui est l'auteur du site ? Un économiste ? Un auteur d'envergure ? Est-ce que le site est à jour ? Est-ce que la navigation est efficace ? On analyse plusieurs facteurs pour s'assurer que le site web possède de l'information valide et pertinente.

Est-ce que le système scolaire québécois valide les compétences informationnelles ?

Thierry Robert : Cela dépend de plusieurs facteurs. Au niveau primaire et secondaire, il y a des initiatives pour aider à développer les compétences informationnelles. Mais c'est surtout à l'université, et encore plus à la maîtrise [2] et au doctorat que c'est le cas.

En quoi le jeu sérieux peut-il aider à renforcer les compétences informationnelles ?

Thierry Robert : Je vois deux choses différentes. Comme je l'ai dit, quand on joue à un jeu il y a beaucoup de joueurs qui vont aller chercher énormément d'informations autour du jeu pour les contextualiser. Par exemple, Wikiwow [3] a été pendant un moment le deuxième wiki le plus consulté au monde ! Du point de vue de la méthode pour aider au développement de la recherche on peut utiliser le jeu comme un outil de recherche : quand on veut réussir le jeu, il y a des obstacles à vaincre. Quelle stratégie adopter pour les vaincre ?
Pour enseigner les compétences informationnelles il existe très peu de jeux sérieux. On est parti avec très peu de matière. Que ça soit aux Etats-Unis, que ça soit en France ou dans le reste de la Francophonie on a trouvé très peu de jeux qui aidaient à développer des compétences informationnelles.
Si je m'intéressais vraiment à enseigner la recherche d'information par le jeu, je crois qu'une des bonnes pistes pour commencer serait d'utiliser un jeu vidéo plus traditionnel en expliquant comment la recherche d'information peut aider à la résolution de problèmes très concrets. La résolution de problèmes est au cœur du jeu de société.  Comment s'y prendre pour le résoudre ? Comment identifier son besoin ? Quelles sont les étapes de recherche ? Quelles ressources a-t-on consultées ?

Selon vous, existe-t-il des obstacles à l'introduction des jeux sérieux dans les apprentissages ?

Thierry Robert : Il y a souvent une résistance de la part des pédagogues, des professeurs. Ils ont une résistance dans le fait que c'est souvent difficile d'intégrer le jeu pour réussir un apprentissage clair. Au préalable, il faut avoir une bonne connaissance du domaine, une motivation, et puis il faut aussi réussir à convaincre autour de soi que c'est une approche valable.
C'est certain que l'intégration des jeux serait selon moi une très bonne approche parce que les jeunes apprennent énormément par la pratique. Une étude mentionne que l'apprentissage par la pratique représente une rétention d'information approximativement de 95 %, comparativement par exemple à la lecture qui représente de 10 à 15% [4].
Il y a une autre étude que je trouve très intéressante qui mentionne qu'au niveau scolaire il y a seulement 15 % des professeurs qui voient de manière positive l'introduction du jeu dans l'école [5]...

Pensez-vous que les enseignants-documentalistes en France ont un rôle particulier à jouer dans ce domaine ?

Thierry Robert : Selon moi les documentalistes peuvent aider à changer la vision du jeu comme un apprentissage alternatif, comme une autre façon d'apprendre qui n'est pas automatiquement didactique. Le jeu sérieux peut apporter une plus-value qui est souvent moins bien perçue par les enseignants. Effectivement cela peut aider à donner une plus-value au rôle des documentalistes dans l'établissement scolaire en poussant cet apprentissage alternatif qui a déjà fait ces preuves dans plein d'autres domaines.

Vous avez créé un blog, Ludicité. Quels sont ses grands principes de fonctionnement ?

Thierry Robert : Le blog Ludicité [6] a été conçu surtout pour mettre en valeur le jeu en bibliothèque. C'est une initiative qui remonte maintenant à environ deux ans. Il n'y avait pas sur le web une grande panoplie d'informations sur « qu'est-ce que le jeu en bibliothèque ? », sur le jeu de façon large, l'approche multiludique, les jeux de société en bibliothèque. Avec certains de mes collègues, on se posait énormément de questions sur les jeux sérieux en bibliothèque. On s'est dit qu'on allait créer un espace pour pouvoir en discuter. En plus, je venais de devenir un professionnel, ça permettait aussi de faire connaître ces réflexions parce qu'à l'Ecole de bibliothéconomie et des sciences de l'information de Montréal [7] que j'ai fréquentée, le sujet avait été très peu abordé.
Dans l'équipe de Ludicité nous sommes six : moi-même qui suis le principal auteur et cinq collaborateurs. Nous écrivons de façon ponctuelle des articles sur différents sujets, c'est très libre au niveau des articles, on a des bibliothécaires universitaires, des bibliothécaires publiques, on a des médiathécaires. On est une équipe très variée !

Notes de bas de page

[0] A consulter Opens external link in new windowhttp://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notice-57203
[1] Ce qui équivaut à environ 4 000 euros.
[2] La Maîtrise équivaut au Master (M1) en France.
[3] WikiWoW est un site communautaire autour du jeu World of Warcraft.  Consultable en ligne à l’adresse : Opens external link in new windowhttp://fr.wowwiki.com/Accueil
[4] Source : Nick Van Dam (2002), The E-Learning Fieldbook.
[5] Source : Joan Ganz Cooney Center (2008), Growing up digital: Adults rate the educational potential of new media and 21st century skills.  Consultable en ligne à l’adresse : Opens external link in new windowwww.joanganzcooneycenter.org
[6] Ludicité : Gamification et jeux dans l'espace public. Consultable à l’adresse suivante : Opens external link in new windowhttp://www.ludicite.ca/
[7] = EBSI. Site consultable en ligne à l’adresse : Opens external link in new windowhttp://www.ebsi.umontreal.ca/accueil/

Pour aller plus loin

En particulier l'action auprès du jeune public de : Bibliothèque à la rescousse